La prise de conscience alimentaire des populations occidentales a ravivé avec force le mouvement vegan. Les réseaux sociaux s’en font l’écho de façon débridée. Il a dès lors semblé utile de rappeler quelques faits, à l’aune de la prochaine votation sur la souveraineté alimentaire.
Le véganisme est un mode de vie qui consiste à refuser la consommation ou l’utilisation de tout produit issu des animaux ou de leur exploitation. Viande, poisson, produits laitiers et œufs sont ainsi bannis, de même que le miel, les articles en cuir, en laine, en soie, en fourrure, en cire d’abeille, les cosmétiques à base de substances animales, les médicaments testés sur les animaux, et l’exploitation des animaux dans les loisirs (zoo, cirque, parc aquatique, équitation) ou pour certaines tâches (chiens policiers, animaux de trait). Cela découle d’une idéologie, l’antispécisme, qui a pour postulat de réfuter la différence de statut entre l’humain et l’animal. Mis sur un pied d’égalité avec l’animal, l’humain n’aurait ainsi plus le droit de l’utiliser. Les estimations, variables d’un pays à l’autre, font état de quelques 0.5 à 4 % de la population qui se déclare végane (Europe). En Suisse, selon la Société Vegan Suisse, ils seraient environ 1 %. (Source : fr.wikipedia.org article Véganisme).
Dans cet article il ne saurait être question de juger de choix individuels concernant un régime alimentaire. Mais si ces choix individuels deviennent une revendication politique un certain nombre de questions s’imposent. Concrètement, quelles seraient les conséquences de l’extension de ce mode de vie à une plus large échelle ?
Véganisme et autonomie alimentaire. Deux tiers des surfaces agricoles utiles mondiales sont des pâturages, steppes, prairies, déserts semi-arides, prairies de montagnes. Ce taux est identique en Suisse. La plupart de ces surfaces ne se prêtent pas à la culture en terres ouvertes. La coexistence entre herbivores et pâturages peut renforcer la teneur en humus de ces surfaces. Ainsi elles peuvent fixer du carbone atmosphérique et refroidir le climat. Et n’oublions pas non plus l’apport irremplaçable du fumier dans la fertilisation de nos cultures : c’est là aussi un fait que les premiers paysans ont rapidement compris, l’élevage des animaux garantit non seulement un apport alimentaire précieux, mais aussi un engrais gratuit, facile à stocker et à utiliser, et écologiquement parfait.
Des terres ouvertes travaillées avec de grandes machines et fertilisées avec de l'azote synthétique émettent au contraire des gaz à effet de serre. Se priver, en Suisse comme dans le monde, des apports alimentaires fournis par les produits animaux revient à reporter l’ensemble de nos besoins sur le 30 % de surface agricole adaptée à la production d’aliments directement consommables par l’être humain (au contraire des herbages qui doivent être transformés par les estomacs des ruminants). Ces surfaces étant largement insuffisantes pour nourrir une population qui augmente continuellement, il faudrait alors augmenter considérablement nos importations et intensifier de façon démesurée nos manières de cultiver, alors que la population réclame à cor et à cri plus de bio et moins de phyto.
Véganisme et utilisation des surfaces agricoles. La Suisse a été historiquement l’exemple parfait de l’adaptation de sa population aux ressources disponibles. Pays de montagnes, d’alpages et de collines, les paysans qui nous ont précédés ont su tirer avantageusement parti de la topographie et du climat. Les vignes dans les coteaux exposés, les cultures vivrières en plaine ou sur les surfaces les plus pratiques à travailler, et le bétail dans les zones pentues, difficiles d’accès. Et maintenant, la population urbaine se réjouit des paysages façonnés par cette utilisation, les pistes de ski n’étant qu’un exemple parmi d’autres. Néanmoins, il serait intelligent de limiter la construction d’écuries géantes dans les plaines où l’on peut faire pousser des légumes par exemple.
Véganisme au niveau global. Le monde occidental, disposant de pléthore d’aliments en tout genre, et coupable d’un gaspillage alimentaire honteux, peut (encore) se permettre de faire le difficile et de refuser certains aliments pour des raisons gustatives ou éthiques. Dans les faits, pour une part importante de la population mondiale, obtenir sa nourriture quotidienne en suffisance est un combat, et l’on ne saurait se passer de la capacité unique des ruminants à transformer de l’herbe, indigeste pour l’homme, en protéines animales nutritives. Selon la FAO 70 % des ruraux pauvres dans le monde élèvent des animaux et dépendent de cette activité pour subvenir à leurs besoins et 200 millions de personnes dépendent exclusivement de l’élevage pour leur survie ; pensons par exemple aux Inuits ou aux populations vivant dans des steppes arides où les cultures sont inexistantes. Mais les animaux ne fournissent pas seulement nourriture et peaux. Au niveau mondial ce sont près d’un milliard de paysans qui travaillent manuellement, 430 millions travaillent avec la traction animale et seulement 30 millions utilisent l’énergie fossile avec des tracteurs pour leur production. La traction animale représente donc une source d’énergie très importante pour les populations rurales mondiales et permet un rapport favorable entre énergie investie et récoltée. Ceci est d’autant plus important que notre agriculture "moderne et productiviste" utilise aujourd’hui près de 7 calories pour en produire 1 alors qu’il y a 60 ans elle n'utilisait qu'1 calorie pour en produire 2.
Élevage et biodiversité. "Nous devons accroître la résilience de nos approvisionnements alimentaires, en conservant et en déployant l’éventail le plus large possible de ressources génétiques, vitales et irremplaçables. Le réchauffement de la planète met également en péril l’ensemble des ressources génétiques et alourdit la pression sur la biodiversité. Nous avons besoin de ces ressources pour l’adaptation de l’agriculture au changement climatique" (Müller, sous-directeur FAO). L’afflux de la demande mondiale de viande, de lait et d’œufs a entraîné une forte dépendance à l’égard des animaux à rendement élevé qui sont reproduits de façon intensive pour uniformiser les produits. L’essor rapide de la production animale industrielle ciblée sur une palette très restreinte de races est la plus grande menace mondiale à la diversité des animaux de ferme. Selon la FAO il y a aujourd’hui environ entre 8'200 et 14'800 races animales domestiques répertoriées. Sous la pression de l’industrialisation de l’agriculture une race disparaît tous les mois et 2'500 sont menacées d'extinction. Cette perte menace la sécurité alimentaire, notamment par rapport aux changements environnementaux et aux maladies émergentes. La conservation des ressources zoogénétiques "in situ", dans les élevages paysans, est un atout majeur qui n'est pas encore suffisamment reconnu et valorisé.
La disparition de l’élevage impliquerait automatiquement une régression progressive des prairies permanentes et des alpages au profit d’une extension rapide des zones boisées. Ces prairies correctement gérées sont des trésors en termes de biodiversité, et la perte serait considérable. Elle le serait également par rapport à la richesse de nos paysages, si variés, façonnés patiemment par les générations qui nous ont précédés. Quant à un monde où les animaux domestiques seraient rayés de la carte, quelle tristesse !
La peur de la mort. Philosophiquement, les partisans du véganisme refusent d’être responsables de la mort ou de l’utilisation d’un animal pour la satisfaction du seul plaisir gustatif, alors que d’un point de vue nutritionnel, ils affirment pouvoir se passer de viande et de produits d’origine animale. Cependant, le consensus n’existe pas sur la valeur nutritionnelle du régime vegan (malgré tout, n’oublions pas que tous les pratiquants de ce régime doivent prendre des compléments alimentaires, et que nombreux sont ceux qui abandonnent cette pratique pour revenir au régime omnivore). D’autre part, la volonté d’éradiquer la souffrance animale est un leurre : dans le monde sauvage, la mort, la souffrance et la peur sont des composantes constantes de la vie animale, chaque être se trouvant le long de la chaîne alimentaire, la proie de l’un et le prédateur de l’autre. A cet égard, le véganisme semble être la résultante d’une société qui n’est plus en mesure d’appréhender, ou de supporter la mort et qui essaie tant bien que mal de la combattre, de l’annihiler, en s’attaquant à l’élevage. C’est aussi une société qui a perdu ses racines paysannes et qui semble surprise d’apprendre que pour avoir un steak dans son assiette, un animal a été élevé puis abattu. Si les modes d’élevage industriel sont hautement critiquables à plus d’un titre, l’élevage paysan familial, dans des structures modestes, en accord avec la taille des pâturages, conserve le lien authentique Homme-animal et permet de satisfaire à des critères éthiques. La relation entre animal domestique et éleveur n'est pas une domination à sens unique. Les éleveurs sont en étroite relation avec l'animal, au quotidien, au rythme de l'animal et durant toute sa vie, lui procurant nourriture et soins de santé. Dans ce débat, nous avons tous un rôle à jouer. En tant qu’éleveur, c’est de promouvoir un mode d’élevage respectueux : des animaux plus rustiques et qui ont un accès prépondérant à la pâture, un recours minimal aux aliments concentrés, des effectifs plus restreints qui permettent un meilleur contrôle des maladies infectieuses et une véritable reconnaissance de la valeur de la vie animale dans notre alimentation. Mais les paysannes et paysans doivent pouvoir compenser un nombre d’animaux plus faible par une plus grande qualité et en conséquence, un prix rémunérateur.
Le véganisme a tout de même le mérite de faire réfléchir le consommateur de viande sur ses habitudes alimentaires. Si la critique des niveaux élevés de consommation de viande dans les sociétés occidentales est fondée, l’observation d’un interdit et la moralisation d’une pratique alimentaire comporte le danger d’une source d’intolérance potentielle. Par ailleurs, le FIBL a évalué un scénario d'une alimentation globale sur la base d'un maximum de production végétale directement valorisable par les humains, à coté d'une production valorisée à travers l'élevage, pour répondre à l'objectif d'une production suffisante de nourriture pour une population croissante. Dans ce scénario, l’élevage des cochons et des volailles en tant que concurrents directs pour l'alimentation humaine doit être fortement réduit au niveau global alors que la part des ruminants au contraire doit augmenter. La quintessence de cette étude : les animaux font partie d'une économie circulaire et doivent être élevés selon leurs besoins. C'est une combinaison d'animaux, d'arbres, de champignons et de plantes cultivées qui crée une agriculture durable. Les animaux utilisent ce que les hommes ne peuvent pas utiliser (herbe, paille et déchets de culture) et fournissent nourriture, énergie et fumure.
La Souveraineté alimentaire permet de revaloriser la production locale et nourricière. L’importation massive de fourrages pour le bétail montre que le système actuel dysfonctionne et que nous devons réfléchir à la quantité de bétail que le territoire peut héberger et nourrir. Cela passe immanquablement par une diminution de la consommation de viande, consommation qui doit être adaptée aux besoins de chacun. Mais cela se fera au profit d’une utilisation plus durable des ressources, d’une réduction du gaspillage, du respect des besoins des populations dont les terres ont été séquestrées pour nourrir nos vaches, et d’une meilleure rémunération des paysannes et paysans suisses. A cet égard, nous serons tous gagnants, humains, animaux et environnement unis dans le cycle de la Vie. •︎
Vanessa Renfer, agricultrice et secrétaire d'Uniterre
Rudi Berli, agriculteur et secrétaire d'Uniterre
Article paru dans le Journal d'Uniterre, le Journal Paysan Indépendant - mars 2018
Kurt Graf
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Extrait de "Bien-être animal et travail en élevage"
de Jocelyne Porcher, INRA Editions et Educagri Editions, 2004
"L’animal de partenaire ou d’objet du travail, devient donc machine à produire, ou chose produite. Ce changement de statut de l’animal va de pair avec un changement du statut du paysan qui devient producteur. Les transformations du travail (intensification du travail, réduction des temps improductifs, mécanisation, augmentation du nombre d’animaux par travailleur, raccourcissement des cycles de production) entraînent un changement profond de relation entre éleveurs et animaux. Pour les animaux d’élevage, la vie se voit ramenée à sa plus simple expression productive, les relations entre congénères, et entre humains et animaux, sont réduites ou empêchées, l’expression des comportements libres des animaux est drastiquement réduite ou interdite par des systèmes de contention de plus en plus contraignants, le corps des animaux est formaté par la génétique ou par les techniques appropriées pour le système industriel (volailles, cochons, lapins) ou intensifié (bovins). Pour les éleveurs, le travail est réduit à sa rationalité économique produire. [...]
A la différence de ce qui a pu exister au cours des dix mille ans d’élevage qui ont précédé notre ère industrielle, la souffrance des animaux devient un phénomène structurel. Ce ne sont plus des animaux qui souffrent, victimes de la violence personnelle d’êtres humains, mais des millions d’animaux, victimes d’un système conçu sur le déni du caractère vivant de l’animal et de sa capacité à souffrir. Face à cette souffrance animale existe une souffrance des êtres humains au travail qui ont perdu également la possibilité d’exprimer des comportements libres, le sens de leur métier, et bien souvent leur dignité. Cette souffrance humaine est moins visible que la souffrance des animaux car face à la souffrance et pour tenir au travail, les êtres humains se défendent (par le cynisme, la compassion, l’idéologie productiviste)." •︎