Le monde a besoin de tous ses paysans
Le 6 juilliet la Suisse a signé un accord de libre-échange avec la Chine. Les jubilations et hochements approbateurs de l'ensemble de la classe politique laissent songeurs. Le soutien de l'Union Suisse des Paysans est encore plus incompréhensible. Alors que cette organisation s'active pour défendre la sécurité de l'approvisionnement, elle ne craint pas de s'enliser dans des contradictions insurmontables en soutenant cet accord de libre-échange.
En Suisse, à l’envers de tout bon sens, l’idée maîtresse en matière de politique agricole consiste toujours à tout miser sur le libre-échange. Bien que la croissance débridée et une concurrence illimitée ont des effets dévastateurs sur les populations, l’environnement et les systèmes politiques. Ainsi cet accord est le 27ème accord bilatéral que la Suisse a signé. Les caisses fédérales se privent de recettes douanières qu’elles devront retrouver ailleurs. Dans la foulée des taxes douanières sont remplacées par des taxations du marché intérieur. Les contribuables suisses seraient bien avisés de réfléchir aux conséquences de tels accords.
Par ailleurs, le chômage de masse européen découle en partie de la destruction de la substance industrielle européenne provoquée par ces politiques. Pendant ce temps la Chine investit dans des infrastructures européennes, tels que des ports par exemple et des industries de transformation, telles que charcuteries, laiteries, conserveries. Parallèlement elle s’engage en première ligne dans la bataille mondiale pour les terres arables. De fait, les décisions chinoises en matière de politique agricole concernent également la population suisse et il est impératif qu’au moins les organisations paysannes portent un regard critique sur la logique de libre-échange et ses effets négatifs.
Les 800 millions de paysans chinois représentent près du tiers des paysans mondiaux. La Chine, un des berceaux de l’agriculture, possède un héritage d’une culture agricole florissante*. Cette haute culture paysanne est cependant sujette à une destruction systématique. Cette tendance s’intensifie plus particulièrement depuis le début de la réforme en 1978 par la mise en place forcée d’une agriculture industrielle. La Chine continue d’être un système de ségrégation dans lequel les droits paysans sont fondamentalement niés: pas de liberté d’organisation syndicale, pas de justice économique (taxations arbitraires, revenu de moitié inférieur au revenu médian), pas de droit à l’accès à la terre (expulsions), pas de liberté de mouvement à l’intérieur de la Chine (passeport intérieur).
Malgré cela un des plus grands mouvements migratoires mondiaux se déroule en Chine. Depuis trois décennies près de 280 millions de paysans ont quitté les zones rurales pour les zones urbaines. Ils y travaillent en tant que migrants illégaux, dépourvus de droits sociaux et de scolarisation pour leurs enfants dans l’industrie d’exportation. Avec sa population de près de 1,4 milliards la Chine est le plus grand marché alimentaire mondial. Elle ne possède cependant que 9% des réserves d’eau potable et 8% des surfaces agricoles utiles.
Pour le gouvernement chinois, il s’agit de garantir un approvisionnement bon marché en viande de porc et de volaille pour les populations urbaines. L’alimentation de 700 millions de porcs représente un défi énorme. Ces dernières années la Chine est devenu le plus grand importateur mondial de soja et de maïs. Ces importations ont provoqué des changements dramatiques. Ainsi 30 millions d’hectares, accaparés dans le cône sud de l’Amérique Latine ont été transformés en monocultures de soja pour la production d’aliments bon marché. Les plus grands élevages de porcs et de volailles se trouvent en Chine. Dans ce contexte se situe la chute des prix à la production à laquelle font face les paysans chinois. Cette évolution a poussé des millions de paysans à abandonner leur ferme au seul profit des grandes sociétés.
Les effets sont déjà palpables et s’accentuent: pollution des eaux et des sols, émissions croissantes de gaz à effet de serre, résistance aux antibiotiques, destruction de la biodiversité génétique, problèmes de sécurité alimentaire et de régime alimentaire, maladies chroniques, frais médicaux en rapport avec le développement et la diffusion d’épizooties, oppression des petits paysans et l’accroissement des inégalités entre les pauvres et les riches. Ceci devrait être de bonnes raisons pour impulser un changement de cap afin de garantir à long terme et durablement tant la sécurité alimentaire que le développement. Selon le rapport agricole mondial la poursuite des politiques agricoles actuelles n’est pas une option. Il faut des solutions pour une agriculture productive, écologique et sociale. En vue de la limitation des terres cultivables, des défis climatiques et d’alimentation, l’alternative est une agriculture multifonctionnelle, locale et de petite structure. Il n’y pas qu’en Chine où les politiques agricoles et alimentaires doivent orienter les conditions cadres des marchés dans cette optique. Les petits producteurs occupent une position clé dans le système alimentaire chinois et ils ont besoin d’être soutenus pour le développement d’un avenir durable. En reconnaissant ces faits, au lieu de s’adonner à une jubilation aveugle en faveur du libre-échange, le Conseil fédéral et l’Union Suisse des Paysans pourraient apporter leur contribution à la solution des ces questions d’importance globale.
Rudi Berli, Secrétaire syndical
*King, Farmers of Forty Centuries, Or Permanent Agriculture in China, Korea, and Japan, 1911
Droits et responsabilités
La frontière, garante d’un commerce plus juste
La souveraineté alimentaire se positionne très clairement sur la question des échanges internationaux. Elle n’a pas pour objectifs de viser à l’autonomie alimentaire ou à l’autarcie, mais bien à tendre vers un commerce international équitable qui seconde le commerce local.
La protection à la frontière par des droits de douane est un outil qui a toujours très bien fonctionné et qui est aisé à mettre en place pour l’ensemble des pays. Aujourd’hui, cet instrument est diabolisé au vu du dogme ambiant qui pousse à déréguler les marchés. Pourtant, que ce soit la Suisse, la Bolivie, la Chine ou le Mali, nous avons tous le droit à nous protéger d’importations qui parviendraient aux portes du pays à trop bas prix. Ces bas coûts peuvent être la conséquence d’un dumping social ou environnemental; à l’exemple des produits chinois tels que l’illustre l’article ci-dessus (Le monde a besoin de tous ses paysans). Ce ne sont donc pas les paysans chinois qui sont une menace, mais bien un modèle qui prône le toujours plus industriel, plus grand, moins cher. C’est pourquoi nous sommes en droit de nous y opposer.
Mais les droits s’accompagnent la plupart du temps de responsabilités. Notre contribution à un commerce international plus équitable est de renoncer à toutes formes de subventions à l’exportation. Celles-ci détruisent inévitablement les marchés locaux au-delà de nos frontières. C’est ce qui nous avait amenés à nous opposer au cadeau de 20 millions de Mme Leuthard destinés à alléger notre marché laitier au moment de la révolte paysanne en 2009. Exporter nos produits laitiers à des prix en-dessous de nos propres coûts de production c’est mettre à terre nos collègues colombiens, indiens ou sénégalais. Moralement ce n’est pas défendable.
Une initiative sur la souveraineté alimentaire doit donc traiter de la question du commerce international et ne doit en aucun cas se limiter à trouver des solutions pour notre propre marché intérieur sans se soucier des conséquences de celles-ci sur nos collègues voisins ou d’outre-mer.
Par ailleurs, l’évolution chinoise montre à quel point le modèle économique actuel peut amener à une agriculture et une consommation à deux vitesses qu’Uniterre n’a jamais souhaitées. Pour les riches Chinois, leurs industriels construisent des usines de transformation laitière en Bretagne pour leur vendre du lait made in France qui a une meilleure image que le lait local. Pour les working poor suisses, nos distributeurs bradent du poulet ou du porc chinois nourri avec du soja sud-américain...
Lancer une initiative sur la souveraineté alimentaire qui propose des réponses à ces dysfonctionnements c’est aussi apporter notre contribution à une amélioration sociale de nos sociétés respectives. La Suisse seule ne parviendra pas à relever ce défi ; mais le mouvement de La Via Campesina regroupe plus de 170 organisations dans 70 pays du monde et multiplie les projets tels que le nôtre. Nous ne sommes donc pas seuls.
Valentina Hemmeler Maïga, secrétaire syndicale