En tant que paysan, je vis au quotidien avec la nature. Sur mon exploitation agricole, je dois vivre avec les aléas climatiques, la sécheresse, la pluie, la canicule ou le froid et tenir compte de la santé de mon bétail. Aucune année n'est identique à la précédente et les décisions que je prends aujourd'hui ne seront suivies d'effets que quelques années après.
Ainsi vouloir fondre l'agriculture dans un modèle ultralibéral qui cherche à générer du profit immédiat grâce aux incertitudes du marché et en quelques « click de souris » est complètement hors sujet. Nous avons besoin d'une certaine stabilité ou tout au moins de ne pas augmenter artificiellement les incertitudes « naturelles ».
Il est vrai que les marchés à terme existent depuis longtemps dans le secteur. Mais ceux-ci se concluaient essentiellement entre gens du terrain (agriculteurs et acheteur de céréales comme les moulins par exemple) pour éviter les trop grosses fluctuations de prix et couvrir les risques liés aux incertitudes des récoltes. Ce type de contrat n’est d’ailleurs par remis en cause par l’initiative. Aujourd’hui le secteur agroalimentaire a été envahi par des boursicoteurs qui ne savent absolument pas à quoi ressemblent un épi de maïs ou une graine de soja. Ce qui les intéresse, c’est de faire de l’argent, que ce soit avec des céréales, de l’immobilier, des nouvelles technologies, peu importe. Cela en devient complètement artificiel puisque ils échangent virtuellement largement plus que la production réelle. Si nous prenons le cas du blé et de la bourse de Chicago, alors qu’en 1998, environ 30% des échanges étaient l’oeuvre des spéculateurs, ce taux est passé 10 ans après, en pleine crise alimentaire à 75%.
Les conséquences sont une fluctuation croissante des prix de nos produits ou de nos aliments pour le bétail par exemple. Ce n’est pas une vision souhaitable pour notre filière alimentaire : le profit indécents des intermédiaires au détriment des intérêts des paysans et des consommateurs. Les grands trusts qui font de la spéculation sur les matières premières ont en main un pouvoir de vie ou de mort sur ceux qui n’ont pas les moyens de se payer leur survie journalière. Cela me paraît amoral et peut être assimilé à un crime contre l’humanité. Si la spéculation n’est pas la seule cause de la faim dans le monde, elle y contribue de manière substantielle. Elle fait partie des facteurs qui ont aggravé la crise alimentaire mondiale de 2007 et 2008 avec ses nombreuses émeutes de la faim dans plus de 40 pays et lors de laquelle nous avons atteint le chiffre honteux du milliard de personne souffrant de la faim dans le monde. Une étude de l’EPFZ estime que 60% de la fluctuation des prix s’explique par la spéculation et non pour des raisons objectives (manque ou surplus réel sur le marché).
Si nous ne pouvons pas agir sur la pluie ou la canicule, nous pouvons par contre le faire sur la bourse. Alors pourquoi devrions nous demeurer complices de ces actes ? Par ce que nous serions parmi les premiers ? Nous devons, sur un sujet qui concerne les droits humains et la nourriture -essentielle à la vie de chacun d’entre nous- faire preuve de courage et non attendre que les règlementations nous soient par la suite imposées de l’extérieure. Notre système de démocratie directe est au service du peuple pour faire des propositions visant à corriger une situation. Je fais confiance aux juristes fédéraux pour développer les lois d’application pour la suite.
Et en ce qui concerne les pertes d’emplois brandies comme un épouvantail par les opposants à ce texte, rappelons que l’agriculture perd 3 exploitations par jour et qu’en 30 ans, notre secteur a perdu 50% de ses emplois passant de 300’000 à 150’000. Etonnant que ces détracteurs ne s’en émeuvent pas particulièrement et qu’au contraire ils estiment que cela fait partie de l’évolution structurelle naturelle. Pour nous paysans, il faut rappeler le bon sens : on ne joue pas avec la nourriture : ni dans l’assiette du repas familial, ni en bourse. En Suisse aussi, les paysans souffrent du manque de transparence sur les marchés agroalimentaires. Alors l’argument des opposants à l’initiative que le contrôle de ces échanges financiers serait couteux ne me convainc pas. La moindre des choses de la part d’un Etat et d’une démocratie, c’est d’exiger de la transparence non de chercher à la réduire. Pourquoi impose-t-on aux paysans des contrôles réguliers et une pratique du « livre ouvert » au quotidien pour l’administration et les labels et n’exige-t-on pas la même chose de la finance ?
L’alimentation doit redevenir l’affaire des citoyens, des paysans, des consommateurs et non être l’objet de l’appétit vil d’un boursicoteur qui reste assis devant son écran sans se « salir » les mains avec notre terre nourricière. Voir pire, laisser des modèles mathématiques informatisés prendre le pouvoir sur notre alimentation.
Charles Bernard Bolay, paysan à Genolier
Président d’Uniterre