jeudi, 31 mai 2012

Dans notre numéro de mars 2012, nous avions présenté le concept de l'agroécologie, cette approche globale de l'agriculture qui prend en compte aussi bien les aspects écologiques de nos modes de production, que la dimension sociale porteuse de développement humain et sa performance économique. Ce deuxième volet met la loupe au coeur des agroécosystèmes dans le sol, ainsi que sur les essais d'agroécologie en Suisse. 

 

Le sol est une ressource non renouvelable (il se forme plus lentement qu’à l’échelle de temps humaine), vulnérable et hautement complexe -puisqu’il est en permanente réaction d’équilibrage avec l’atmosphère, l’hydrosphère, la lithosphère et la biosphère. Lui qui remplit des fonctions inestimables pour la survie de l’Homme -sans compter son rôle de support de vie, de production alimentaire, il est un moyen d’action principal dans la limitation du CO2 atmosphérique, dans la préservation de la biodiversité, de la prévention des famines, des sécheresses et des migrations des réfugiés climatiques et environnementaux. Ces propriétés devraient lui conférer un rôle central, or il n’en est rien.

Les sols, ces oubliés

Si les enseignements théoriques en sciences du sol existent bien dans les cursus agricoles, une fois le passage à la pratique, la vision du sol se réduit, sous l’influence de la «technologisation» de l’agriculture, à un réservoir chimique voire à un support inerte. Le sol n’a pas une place centrale dans la vision de la politique agricole, d’ailleurs on ne lui consacre pas un article spécifique dans la loi sur l’agriculture, non, il faut se référer à la loi sur la protection de l’environnement. Et dans son ordonnance sur les atteintes portées aux sols, on trouve une multitude de normes chimiques, mais bien peu sur les dégradations physiques de la structuration des sols, encore moins sur les impacts sur la vie des sols, leur biodiversité mais aussi les équilibres entre les différentes populations. Il faut dire qu’on ne sait pas grand-chose de ces derniers paramètres, les plus fiables laboratoires et programmes de recherche publique en sciences du sol n’ayant cessé d’être démantelés lors de la dernière décennie pour les réorienter vers des laboratoires consacrés aux nanotechnologies ou à la biogéoingénieurerie, plus grassement financés par les industries privées. Misons sur le nouveau programme national de recherche sur le sol (PNR68) pour y remédier. 

Les maux du sol en Suisse1

Si au niveau mondial, près d’un tiers des surfaces cultivées sont irrémédiablement dégradées (salinisation, désertification, pollution), la perte de qualité des sols suisses est principalement due aux facteurs suivants:

- L’érosion des sols touche 10-40% des sols du Plateau, jusqu’à 40 t/ha de pertes de terres;

- Le compactage des sols par les machines agricoles augmente;

- La perte de matière organique ou d’humus: en Suisse romande, les sols ont perdu 40 à 50% de leur teneurs en carbone; 

- La non exploitation du potentiel de stockage du carbone, alors qu’il serait pourtant possible à terme de renforcer les puits de carbone des sols suisses de 1 à 4 millions de tonnes par des voies naturelles. Une mesure pas seulement à but climatique: au niveau mondial, on estime qu’une augmentation d’une tonne de Corg/ha/an permettrait une production alimentaire équivalente de 25 millions de tonnes de céréales et 10 millions de tonnes de tubercules et racines dans les pays du Sud. 

- La perte de fonctions biologiques des sols, notamment le contrôle naturel des ravageurs par ses ennemis naturels. 

Dans l’approche agroécologique, le sol est au centre des agro-ecosystèmes

Les paysans du monde entier détiennent des savoirs ancestraux et traditionnels de gestion durable de leur sol, intimement lié à leur terroir. Il est primordial que ce savoir soit reconnu, revalorisé, remis en pratique par une recherche participative. Car les paysans qui se réapproprient leur rôle de chercheur «ès sol» développent des trésors de créativité, rendant leur exploitation réellement durable, puisqu’aussi viable économiquement et valorisante socialement. Agissons, il est trop dangereux de confier aux multinationales privées le soin de dicter la gestion de nos sols.  

Penser en termes énergétiques

Dans l’approche agroécologique, l’agriculture biologique n’est qu’un élément. Un autre élément fondamental est de minimiser l’énergie industrielle fossile (machines et moteurs, carburants, électricité, engrais et pesticides de synthèse, plastiques, béton, importation de concentrés ...) et de maximiser l’énergie culturale biologique (celle des agriculteurs, animaux de trait et auxiliaires tels que pollinisateurs, ennemis naturels des ravageurs, plantes fixatrices d’azote, recycleurs...) afin de produire une certaine quantité de calories par unité de surface.  

Anne Gueye-Girardet

 

3 questions à Maurice Clerc, coordinateur romand de l’institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL) 

Quelles sont les pratiques d’agroécologie qui rencontrent le plus de succès en Suisse?

- Le travail réduit du sol intéresse de nombreux paysans, mais un obstacle persiste, à savoir le besoin de disposer d’une diversité de machines agricoles adaptées pour le désherbage dans diverses conditions. Cette pratique se positionne donc surtout dans une collaboration inter-exploitations. 

- Les cultures associées se développent très fort depuis 2009. Elles occupent plusieurs centaines d’ha rien qu’en Suisse romande. Il est réjouissant de voir l’imagination des paysans à développer des associations. 

- La baisse de l’utilisation d’antibiotiques en production animale et leur replacement par de l’homéopathie et de la phytothérapie suscite également beaucoup d’intérêt, de même que la diminution du recours aux aliments concentrés pour le bétail. 

- la technique agricole bio intéresse beaucoup les producteurs bio. Les visites de cultures sont d’ailleurs nettement plus prisées par les paysans bio que conventionnels.

Quels sont les potentiels les plus importants en Suisse?

L’engouement pour les pratiques citées ci-dessus est en constante augmentation. On espère passer du stade pilote à une généralisation. Les résultats d’essais à long terme avec un travail réduit du sol en agriculture bio sont encourageants, on arrive à un bilan net positif de stockage de carbone dans le sol. Par ailleurs, on travaille en essai pilote sur la biodiversité fonctionnelle en arboriculture et en maraîchage: une combinaison idéale de haies et bandes de plantes à fleurs pollinisatrices qui ont des effets mutuels synergiques et permettent de diminuer considérablement les intrants (car même s’ils sont bio, il faut diminuer le recours aux intrants). Par contre l’agroforesterie qui est largement débattue dans les pays du Sud n’est pas encore vraiment un thème en Suisse. Elle le deviendra peut-être. Concernant les aspects socioéconomiques, Bio Suisse est en train de plancher sur un cahier des charges «Bio équitable suisse» inspiré du label Max Havelaar. Misons sur des outils plus efficaces du maintien des prix que dans les filières conventionnelles ! 

L’agriculture bio actuelle est-elle durable selon toi? 

Les scientifiques bio sont eux-mêmes partagés sur cette question... Pour moi, il y a clairement deux tendances d’agriculture bio, la première constitue un risque de dérive et il s’agira de combattre ses aberrations, c’est l’agriculture bio industrielle, ayant l’esprit conventionnel, les pesticides et engrais chimiques en moins. La seconde est une agriculture bio en évolution vers la durabilité, c’est une chance à saisir car de nombreux jeunes agriculteurs en phase de reconversion ou en préparation à la reconversion à l’agriculture bio, sont des visionnaires et veulent une agriculture bio durable. Il faut noter que l’ordonnance fédérale sur l’agriculture biologique constitue le niveau plancher, se calant sur les normes européennes, mais Bio Suisse va déjà plus loin. A l’exemple de l’obligation d’avoir des prairies temporaires dans la rotation, même pour des exploitations sans bétail, et celui de la limite de 10% de concentrés dans l’alimentation animale, avec une incitation (mais non un obligation) à la suppression totale de concentrés. Afin d’avoir un outil d’incitation à un bio durable, le FiBL et Agroscope élaborent des méthodes simples de bilans écologiques à destination des paysans qui pourront évaluer si leur exploitation est productrice ou consommatrice nette d’énergie.