mardi, 05 novembre 2019
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Interview Stig Tanzmann, professeur d’agriculture au département politique de Pain pour le Monde à Berlin. Il est diplômé en agriculture et en sciences agricoles.

Dans votre article du « Kritischer Agrarbericht 2018 », vous dites que le débat sur la numérisation dans l’agriculture a pris des allures presque euphoriques, que voulez-vous dire par là?

Dans le monde entier, l’agriculture, ou plutôt le secteur agricole, est confrontée à d’énormes défis depuis des années. La faim s’aggrave, la crise alimentaire mondiale devient de plus en plus complexe, le changement climatique – avec ses conséquences pour l’agriculture – devient de plus en plus évident, la perte de biodiversité prend une place de plus en plus importante, de même que les effets négatifs de l’utilisation excessive d’engrais chimiques et de pesticides. Parallèlement, la division entre les zones urbaines et rurales continue de s’accentuer et le travail dans les exploitations agricoles devient de moins en moins attrayant tant sur le plan financier que social.Bref, il y a en réalité un nombre incroyable de questions très complexes et surtout socioculturelles auxquelles il est urgent de trouver des réponses. Cependant, ces questions remettent fondamentalement en question les structures et stratégies existantes en matière de politique agricole et de développement et, surtout, les modèles d’affaires et les stratégies commerciales dans l’agro-industrie.Mais, soudain, il semble y avoir une réponse à toutes les questions : la numérisation dans l’agriculture. Un peu selon la devise : Posez-moi une question, la réponse est la numérisation. Dans certains cas, cela suscite des attentes totalement illusoires et les arguments avancés sont dénués de tout fondement. La numérisation est également traitée comme s’il s’agissait de quelque chose de complètement nouveau.Si l’on prétend avoir une solution unique même pour les problèmes les plus complexes, sans poser de questions critiques, cela ressemble à un buzz euphorique.

Où voyez-vous les dangers de ce développement plutôt incontrôlé ?

Le problème majeur est certainement que les questions fondamentales ne sont plus posées. En ce qui concerne l’agriculture dans les pays du Nord, la première question à se poser est : La numérisation dans l’agriculture est-elle un phénomène nouveau ? Pas vraiment ! Cela fait 15 ans que des robots de traite, des étables à commande numérique, des tracteurs équipés d’ordinateurs et connectés au GPS sont utilisés. Alors pourquoi cette euphorie ?

La question de l’alimentation dans le monde est encore plus critique. En Afrique, 75 % de la population n’a pas accès à l’Internet et donc aux applications numériques les plus simples et utiles pour l’agriculture – comme le conseil et la communication. Et nous ne parlons même pas de machines optimisées numériquement. Aucun.e paysan.n.e qui doit vivre avec moins de deux dollars par jour ne peut se la permettre.D’où le constat succinct et amer : les personnes touchées par la faim qui sont en même temps au cœur de la lutte contre la faim, c’est-à-dire les paysannes et les paysans dans les pays les moins développés du monde, n’ont de toute façon aucun accès à la numérisation. Des études et même la FAO confirment que les paysannes sont particulièrement touchées par ce phénomène, parce que les outils numériques leur sont encore moins accessibles.Nombreux sont les représentants des gouvernements qui se rendent compte que l’évolution de ces dernières années s’est faite de manière incontrôlée et que, dans le même temps, les gouvernements se sont fiés aux informations ou aux déclarations des grandes entreprises sans les vérifier. Les pays, qui misent de manière claire et décisive sur la sécurité alimentaire nationale et régionale, ainsi que sur la souveraineté de l’État expriment des doutes considérables sur les avantages de la numérisation dans l’agriculture tant qu’elle n’est pas contrôlée un minimum et réglementée à l’échelle internationale.L’un des résultats de ces réflexions, à mon avis, est le communiqué du Forum mondial sur l’alimentation et l’agriculture (GFFA) de janvier 2019 à Berlin. Ce document, soutenu par 74 ministres de l’agriculture du monde entier, préconise la réglementation de la numérisation en agriculture dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Où voyez-vous des approches de la numérisation qui pourraient nous apporter quelque chose à long terme à nous, paysannes et paysans?

À mon avis, il existe un grand potentiel, notamment en matière de communication, de conseil et d’échange de connaissances, en particulier dans les pays du Sud. Mais là aussi, il est important de souligner que ces voies de communication doivent préserver et renforcer la souveraineté paysanne. Une plate-forme de communication ou de conseil dominée par une entreprise comme BASF ou Bayer-Monsanto est très dangereuse à mon avis. En même temps, il faut toujours garder à l’esprit que l’agriculture reste une profession pratique et que sans une bonne base/formation/structurepratique et analogique, les meilleures applications numériques ne serviront à rien. Je considère la numérisation davantage comme un outil supplémentaire utile que comme un substitut aux activités agricoles.Un exemple intéressant de mon point de vue est le robot de traite. Il peut soulager les familles agricoles, parce qu’il enlève l’obligation de traite quotidienne, ce qui amène beaucoup plus de flexibilité dans la vie de tous les jours et laisse plus de temps pour les activités sociales. Il peut également être bénéfique pour la santé des animaux, s’ils peuvent décider du moment de la traite. Mais malgré toutes les données recueillies par le robot de traite, il est essentiel de bien observer les animaux, afin de maîtriser la santé animale. Pour tout cela, cependant, il faut des personnes qui connaissent les animaux et qui savent traire, surtout dans le cas où le robot de traite tombe en panne. Ici aussi, des questions se posent quant à ce qu’il advient des données collectées, à qui elles sont transmises et à qui elles appartiennent.

Tout le monde parle de la numérisation. À la lecture des rapports, on constate que, bien que l’on parle d’opportunités et de risques, personne ne sait vraiment comment les minimiser. Les gouvernements sont-ils à la merci du développement de cette technologie ? Ou ne savent-ils tout simplement pas quoi faire ? Quelle est votre évaluation ?

Non, les gouvernements ont simplement refusé d’agir pendant des décennies. Mais ils se réveillent lentement. Le communiqué du GFFA de 2019 est une bonne expression de cette évolution : non seulement il demande la réglementation de la numérisation dans l’agriculture sous les auspices de la FAO – les premiers résultats seront discutés lors du prochain GFFA en janvier 2020 –, mais une évaluation de l’impact technologique de la numérisation par la FAO en termes de bénéfices et de risques est également demandée. J’estime qu’une telle évaluation est essentielle si nous voulons enfin être en mesure de juger de manière réaliste les développements et d’élaborer de bonnes propositions de réglementation.Mais, ne me comprenez pas mal, le texte du GFFA ne contient pas que aspects positifs. Il révèle de nombreux points fondamentaux qui nécessitent une implication urgente et active des gouvernements, des paysan.ne.s et de nous-mêmes, en tant que société civile pour assurer une évolution positive de la numérisation.

Dans votre texte, vous parlez du rôle des fabricants de machines agricoles. Les tracteurs sont un élément central de notre travail quotidien, ils peuvent faciliter beaucoup de tâches. Sur quoi repose votre scepticisme ?

La machinerie agricole adaptée aux besoins des paysan.ne.s est une grande bénédiction pour l’agriculture à l’échelle mondiale, parce qu’elle rend le travail plus facile, voire même le rend simplement possible. Le progrès technique, l’adaptation aux nouveaux besoins et les innovations dans ce domaine sont très importants et bienvenus.Un énorme problème, cependant, est que de nombreuses machines agricoles de grands fabricants comme AGCO, John Deere ou Claas sont extrêmement numérisées. Dès que le tracteur est mis en marche, les capteurs collectent une grande quantité de données et alimentent ainsi les bases de données des entreprises. Ces machines rassemblent et transmettent des données qui doivent être clairement reconnues comme des savoirs paysans et qui doivent être protégés. La protection de ces savoirs paysans est un élément central de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). Il manque clairement un débat de fond pour définir si cette collecte de données est légitime et quelles conséquences juridiques en découlent. Une grande partie de ces données est utilisée par les entreprises pour développer des applications et des programmes qui sont ensuite revendus aux agriculteurs. Ou éventuellement mis à la disposition d’un successeur qui reprend les fermes, potentiellement un investisseur important, qui peut rapidement acquérir des données agricoles essentielles et des savoirs paysans traditionnels. C’est une évolution dangereuse.En outre, il y a le problème que les machines agricoles numériques ne peuvent plus être réparées par les agriculteurs eux-mêmes. Même les concessionnaires de machines agricoles qui vendent les machines doivent toujours acheter les dernières mises à jour logicielles afin de pouvoir réparer les machines qu’ils vendent. Encore une fois, il y a un risque de grandes dépendances.

Concrètement : Comme toujours, on dit que la numérisation est inévitable, alors nous ferions mieux d’aller de l’avant. Que pouvons-nous faire concrètement, et où, pour conserver nos droits sur nos connaissances et nos données ?

Tout d’abord, il est important de ne pas se laisser intimider par la technologie. La numérisation prend la place qui lui est donnée. Et elle sert ceux qui la contrôlent – donc, jusqu’à présent, les diverses multinationales. Mais, c’est avant tout parce qu’en tant que citoyen.ne.s et paysan.ne.s, nous ne nous sommes pas suffisamment impliqués et n’avons pas essayé de prendre la mesure de ce qui se passe.Oui, nous devons participer à la numérisation. Mais participer, c’est bien plus que d’utiliser passivement des programmes, des drones ou d’autres machines agricoles numériques. Participer, c’est formuler ses propres exigences et règles. Si vous ne participez pas, les autres continueront à le faire pour vous. Et il est très important que vous participiez au moins pour exiger que l’agriculture analogique puisse perdurer et qu’elle ne soit pas désavantagée.

Numérisation : conclusions & revendications

(extrait du rapport agricole critique 2018, Stig Tanzmann / brot-fuer-die-welt.de)

  • Jusqu’à présent, le débat sur la numérisation dans le secteur agricole et alimentaire a été trop unilatéral; les risques et les effets socio-économiques sur l’agriculture paysanne, en particulier dans le Sud global, n’ont pas été suffisamment étudiés.
  • La concentration des données culturales entre les mains d’un petit nombre de multinationales est problématique, notamment en termes de sécurité et de souveraineté alimentaire dans le monde; les États doivent d’urgence recouvrer leurs droits sur les données de base de l’alimentation mondiale et exiger que les entreprises privées les leur transmettent.
  • La numérisation dans les secteurs de l’agriculture et de l’alimentation doit être discutée et, surtout, réglementée à l’échelle internationale sous l’égide des Nations Unies et ses divers organes.
  • Le mécanisme de facilitation technologique établi dans le cadre de l’Action 2030 serait un mécanisme approprié pour mettre en commun ces efforts.
  • La Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans doit être mise en œuvre comme mesure d’accompagnement.
  • Afin de réglementer et de limiter le pouvoir des méga-corporations telles que Bayer-Monsanto, une loi des Nations Unies sur la concurrence doit être établie.