mercredi, 30 avril 2014

Femmes, facteurs de changement

Le 17 décembre 2013, 60 signataires brésiliens s'unissaient pour affirmer qu'il n'y aura pas d'agroécologie sans féminisme. Parmi les voix qui s'élèvent: des chercheurs et des chercheuses, des mouvements de femmes rurales, des professeur-e-s, des militantes, des membres de groupe de travail universitaires, des réseaux, des ONG, etc. Toutes et tous investi-e-s dans l'agroécologie. Cette lettre vise à rappeler la nécessité de prendre en compte les travaux théoriques issus du féminisme, permettant d'expliciter et de combattre les formes d'oppression, afin que l'agroécologie soit en cohérence avec ses objectifs de repenser les agrosystèmes.

* Titre original de l'auteure.

 

 

L’agroécologie est à la fois "une science, un mouvement et une pratique" (Wezel et al., 2009). L’agroécologie est bien plus qu’un ensemble de pratiques agricoles durables. Il s’agit d’une approche agricole portant une attention particulière à l’environnement, aux problèmes sociaux et qui met l’accent non seulement sur la production, mais aussi sur la viabilité écologique du système de production. L’agroécologie vise à appuyer la transition des modèles actuels d’agriculture et de développement rural, considérés comme non durables, vers des modèles durables (Caporal et Costabeber, 2002). Les savoirs et les rôles des agriculteurs et des agricultrices, des paysans et des paysannes, s’allient aux savoirs scientifiques dans cette démarche. Il ne s’agit donc pas uniquement de méthodes agricoles. L’agroécologie nécessite également de considérer les formes d’organisations sociales, économiques et politiques dans lesquelles s’inscrivent ces méthodes (Siliprandi, 2009). 

Au Brésil, l’émergence de l’agroécologie provient de différents types de mouvements qui émergent dans les années 1970. Il s’agit de promouvoir des formes d’agriculture alternative et de dénoncer les effets de la "modernisation agricole". Sont au coeur du débat: la contamination par les pesticides, la détérioration de l’environnement ainsi que l’exclusion sociale des petit-e-s paysan-ne-s (Norgaard, 1984). La dimension sociale est au centre de la démarche agroécologique et les acteurs et actrices de ce modèle sont bien les personnes travaillant chaque jour dans le champ agricole.

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Source : Boletim do VI Congresso do MST - #1 - 10 de fevereiro (Bulletin du 6ème Congrès du MST, 1-10 février 2014)

 

L’agroécologie: vers une transformation sociale

Actuellement, les débats au Brésil appréhendent l’agroécologie comme la définition d’un paradigme de développement, comme une base conceptuelle pour un changement général de modèle agricole et de développement rural, en opposition avec l’agro-industrie (Siliprandi, 2009). Pour les défenseurs et défenseuses de l’agroécologie, l’augmentation de la productivité et de la rentabilité ne peut pas être l’objectif principal de la production agricole. Il est prioritaire de garantir une survie digne pour les personnes qui vivent de ces activités et la survie de la planète avec l’utilisation de techniques de gestion durable des ressources et de préservation de la biodiversité. Cette proposition ne se limite pas à l’agriculture mais vise une société durable. Les mouvements agroécologiques brésiliens soutiennent une transformation sociale et proposent de construire un autre mode de vie dans lequel les valeurs éthiques de justice sociale et d’équité gagnent en importance. La lutte contre les inégalités entre hommes et femmes dans le milieu rural, comme la lutte contre les rapports de pouvoir entre générations ou entre groupes sociaux ethniques, sont partie intégrante de cette démarche (Ibid.).  

Les questions posées dans cette lettre publiée en décembre 2013 sont cruciales: "est-il possible de transformer la réalité du point de vue du paradigme productif et environnemental sans changer les relations entre hommes et femmes? Sans considérer la répartition inégale des ressources productives, la division sexuelle du travail  et la non-reconnaissance de la contribution des femmes aux connaissances traditionnelles sur la gestion environnementale, des connaissances liées à leur rôle assigné socialement? Sans reconnaître que les femmes sont empêchées de participer en tant que citoyennes à la plupart des activités relatives au développement rural?"

L’agroécologie: penser les inégalités

Les agricultrices font partie des catégories sociales parmi les plus vulnérables de la société brésilienne. Lorsqu’elles sont rémunérées, elles perçoivent 38% du revenu des hommes vivant de l’agriculture. Elles sont cinq millions à travailler sans rien percevoir (Nobre, 2005). Elles représentent un des secteurs les plus organisés des mouvements paysans. Depuis les années 1990, elles se battent au sein des syndicats comme la Confédération nationale des travailleurs en agriculture (Contag), au sein des mouvements collectifs comme le Mouvement des sans-terre (MST) mais elles s’organisent également en organisations autonomes non mixtes (Mouvement des femmes paysannes, Mouvement des femmes travailleuses rurales du nord-est, etc.). Ceux qui se sont autodéfinis "mouvements de femmes rurales" au Brésil expriment, depuis lors, de ferventes critiques sur la politique agricole néolibérale. En 1995, lors de la première rencontre nationale des femmes travailleuses rurales, regroupant 22 représentations de femmes de 17 Etats du Brésil, le modèle de développement à porter fait partie intégrante des débats. Comme le sont les réflexions sur les relations de genre et sur le rôle des femmes dans les familles et dans la société. Les femmes rurales revendiquent des changements dans la division sexuelle du travail, questionnent l’absence ou le manque de pouvoir au sein de la sphère privée et dénoncent les violences faîtes aux femmes. Leurs luttes visent la défense d’un autre modèle de développement autour de nouvelles alternatives de production basées sur l’agroécologie avec comme cible l’être humain (Journal des Sans Terre, 1995). (Esmeraldo, 2014)

 

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Source: Marche des marguerites 2011

 

Les Marches des Marguerites, organisées en 2000, 2003, 2007, 2011 et 2014 sont des mobilisations collectives, symbole de la lutte des femmes rurales. En 2007, la 3ème Marche des Marguerites réunit 30 000 participantes qui revendiquent la reconnaissance des femmes en tant que travailleuses agricoles, la réforme agraire avec accès à la terre pour les femmes, le développement des droits des travailleuses et des droits sociaux connexes, etc. et proposent de promouvoir l’agroécologie comme base pour construire un nouveau modèle productif. (Siliprandi, 2011) 

Les mobilisations des femmes rurales montrent leur volonté à favoriser des expériences de transition des modèles actuels de développement agricole vers une agriculture plus respectueuse de l’environnement, des ressources naturelles et promouvant des relations davantage égalitaires.  L’agroécologie, pensée comme un système agricole mais aussi comme un paradigme, représente un des modèles portés par les différents mouvements de femmes rurales. Ainsi, des représentantes du monde académique, de la société civile, se mobilisent aujourd’hui pour crier haut et fort que l’agroécologie sera féministe ou ne sera pas.

 

Héloïse Prévost

Doctorante en sociologie 

Laboratoire Dynamiques rurales

Université de Toulouse 2-le mirail

France

 

[1] Titre inspiré de « Carta Aberta a Francisco Caporal : Sem Feminismo, não há Agroecologia! » (Lettre ouverte à Francisco Caporal : Sans féminisme, il n’y a pas d’agroécologie  - traduction personnelle) parue le 17 décembre 2013, sur le site : http://marchamulheres.wordpress.com/2013/12/20/carta-aberta-a-francisco-caporal-sem-feminismo-nao-ha-agroecologia/ 

[2] Francisco Caporal est Professeur adjoint à l’Université fédérale rurale de Pernambuco, membre du groupe de travail « Agroécologie et Paysannerie ». Il a collaboré avec le département du Secrétariat de l’Agriculture Familiale du Ministère brésilien du Développement agraire de 2003 à 2010. 

[3] Le concept de « division sexuelle du travail » est entendu comme « forme de division du travail social découlant des rapports sociaux de sexe », ayant pour « caractéristiques l’assignation prioritaire des hommes à la  sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée ». « Cette division a deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme « vaut » plus qu’un travail de femme) » (Kergoat,2004). 

[4] Le Journal des sans-terre (Jornal Sem Terra) est une revue trimestrielle réalisée par le MST. Crée en 1981, avant la création officielle du Mouvement en 1984, ce journal est diffusé auprès des militants et militantes mais aussi à l’échelle nationale. En 1986, les femmes sans terre obtiennent une page leur étant spécifiquement réservée afin de communiquer sur leurs actions politiques.   

 

Quelques références:

 

CAPORAL, F.; COSTABEBER, J A. Agroecologia: alguns conceitos e princípios. Brasília: MDA/SAF/DATER-IICA, 2004.

ESMERALDO, G. G. S. L. Des femmes en mouvement, la naissance d. In: Hélène Guétat-Bernard. (Org.). Féminin - Masculin Genre et Agricultures Familiales. 1ed.Lyon: Editions Quae, 2014, v. 01, p. 75-85.

NOBRE, M. « Quand la libération des femmes rencontre la libération des semences », Mouvements, 2005/4no 41, p. 70-75. DOI : 10.3917/mouv.041.0070

NORGAARD R.B. Traditional agricultural knowledge: past performance, future prospects, and institutional implications, 1984, Am. J. Agr. Econ. 66, 875-878.

SILIPRANDI, E. « Mulheres Agricultoras no Brasil: sujeitos políticos na luta por soberania e segurança alimentar», Pensamiento iberoamericano, v. 9, p. 169-184, 2011.

WEZEL A. et al. 2009. « Agroecology as a science, movement or practice » Agronomy for Sustainable Development, 29 : 503-515.