Article paru le 27 mars 1982, dans le "Tages-Anzeiger Magazin" no 12, traduit de l'allemand par Paule Laplace et Carlo Russi.

1948

Depuis un an, c'est-à-dire depuis 1948, René-Albert Houriet, à l'instigation du dirigeant communiste genevois Léon Nicole, sillonne le bas Valais afin de faire connaître le nouveau Parti ouvrier et populaire (POP). Il n'est pas rare qu'une visite dans un de ces villages valaisans isolés devienne une véritable aventure. Accueilli parfois amicalement, il lui est aussi arrivé de se trouver face à une demi-douzaine de gaillards ayant retroussé leurs manches.

C'est pourquoi Houriet se demande encore, à sa descente du train, s'il ne ferait pas mieux de poursuivre sa route et d'oublier sa conférence sur la crise au sein de l'économie paysanne. Après quelques hésitations, il descend quand même et s'avance. C'est alors seulement qu'il prend conscience de la situation: une foule de gens attend sa conférence.

Depuis la fin de la guerre, les paysans se plaignent des problèmes d'écoulement et des prix trop bas. Le temps où l'on se battait pour que chaque lopin de terre soit cultivé fait définitivement partie du passé. Le Conseil fédéral ne donne plus la priorité à l'agriculture, mais à l'industrie et à l'exportation. Nombreux sont les paysans qui se sentent trahis. Les frontières sont à nouveau ouvertes: une vague de produits agricoles bon marché, venant de l'étranger, envahit le marché intérieur.

Les paysans du bas Valais sont particulièrement touchés. Soutenus et encouragés par le gouvernement cantonal de Sion, ils avaient mis tous leurs œufs dans le même panier et transformé, en quelques décennies, la vallée du Rhône, qui n'était encore au début du siècle qu'un marécage épouvantable, en un verger, considéré aujourd'hui comme le plus fertile de Suisse. De 1900 à 1916, ils plantèrent annuellement 20'000 arbres fruitiers, et pas moins de 80'000 dans les années trente. Aujourd'hui, ces cultures portent peu à peu leurs fruits. Depuis la fin de la guerre, chaque récolte est un record. En 1928, les paysans de la vallée du Rhône récoltaient 3 millions de kilos de fruits; aujourd'hui on atteint déjà les 31 millions de kilos. Les vignerons, eux aussi, obtiennent, grâce à l'amélioration des méthodes de culture, des résultats de pointe à chaque fois inédits. En l'espace de 35 ans, leur production a passé - pour une surface de culture restant pratiquement inchangée - de 12 à 22 millions de litres.

A la fin de la guerre, personne ne doute du fait que la modernisation de l'agriculture dans la vallée du Rhône assurera au Valais un essor économique jusque là jamais atteint. Mais les paysans envisagent l'avenir de façon par trop optimiste. Aux récoltes record s'ajoutent maintenant des importations massives. Les marchés sont rapidement saturés. Les problèmes d'écoulement et la chute des prix en sont les conséquences; les récoltes s'amoncellent et pourrissent dans les caves. Alors qu'ils s'attendaient à voir leurs gains s'accroître, les paysans subissent des pertes. Ils n'étaient pas préparés à cela. En toute confiance, ils ont réinvesti les bénéfices des "vaches grasses" des années de guerre en achetant des machines coûteuses ou - au prix spéculatif de 20 francs le m2 - des hectares de vigne sans compter. Au fol espoir succède maintenant la révolte et la colère.


1949

C'est cette même colère qui emplit la plus grande salle de l'auberge de Charrat, dans laquelle René-Albert Houriet parle, en ce jour de printemps de l'année 1949. L'avocat, brillant orateur, ne déçoit pas ses auditeurs. "Le paysan ne peut pas vivre, parce qu'il doit vendre trop bon marché. Le travailleur ne peut pas acheter, parce que les intermédiaires exigent des prix trop élevés (...). Les manœuvres cyniques des importateurs et des grossistes ruinent les paysans. Et la Confédération permet que l'agriculture soit sacrifiée sur l'autel de l'industrie d'exportation." Houriet réclame le blocage des importations ainsi que la fixation de prix couvrant les coûts de production des produits agricoles. Finalement il conclut, sur un ton pathétique: "La révolte des paysans est la réaction naturelle du citoyen qui veut vivre librement et travailler librement. C'est pour cela que nous nous battrons."

René-Albert Houriet quitte la salle satisfait. Dehors, un groupe de paysans l'assaille: "Nous avons un plan; tu pourrais nous aider." Autour d'un pichet, ils lui exposent leur idée: "La Confédération n'entreprend rien, les associations de paysans nous laissent tomber, et les politiciens ne veulent qu'une chose, nos voix. Les beaux discours ne changent pas grand'chose. Pour ça, les ouvriers sont mieux lotis que nous. Eux peuvent adhérer à des syndicats ouvriers et, s'il le faut, faire pression sur leurs employeurs par des grèves. Nous autres, paysans, nous aimerions aussi une telle organisation." Et ils proposent à l'avocat communiste de mettre ça sur pied avec eux.

Quelques semaines plus tard -début juillet 1949, René-Albert Houriet fonde, d'entente avec deux paysans, l' "Union des producteurs valaisans" (UPV). L'idée d'un Syndicat paysan s'enflamme comme une traînée de poudre. La première assemblée de l'UPV est fixée au dernier dimanche de juillet. Pas moins de 1'500 paysans se rencontrent dans le parc devant le vieux casino de Saxon. Les réunions se succèdent et à la fin de l'automne, l'UPV compte déjà près de 1'000 membres. Au mois d'octobre, elle aura son propre organe de publication: l' "Union". Le bulletin -plus tract que véritable journal -paraîtra six fois par année.

C'est le 18 décembre 1949 qu'a lieu, à Sion, la réunion de fondation. Les délégués adoptent un programme, dont l'association ne se départira plus. On y revendique une garantie des prix, qui doit assurer aux paysans un revenu convenable, et le blocage des importations aussi longtemps que les produits indigènes ne sont pas écoulés. "L'Union formule et fait valoir les exigences des paysans. Au besoin, elle se battra", lit-on encore dans le même programme.

Les paysans applaudissent René-Albert Houriet et reconnaissent en lui un organisateur plein de succès. Encore une fois, il monte en chaire: "Ce n'est qu'un début. Dans les autres cantons aussi, la nécessité d'un syndicat paysan indépendant se fait sentir. Main dans la main avec les consommateurs, nous ferons front contre les importateurs et les trusts du grand capital." Cela devait rester la dernière grande apparition de René-Albert Houriet devant les paysans de l'UPV.

Depuis des semaines déjà, René-Albert Houriet est la cible préférée de la presse valaisanne. Sous le titre: "Le singe et les moutons", la gazette sédunoise "Patrie valaisanne" décoche ses flèches empoisonnées contre le "démagogue Houriet": "Que les paysans valaisans acclament seulement le grand Staline!" Dans une lettre ouverte aux paysans, le rédacteur en chef, Sylvain Maquignaz, redouble ses attaques: "Si seulement vous vous en rendiez compte: il se fiche de l'écoulement de vos pommes et de votre vin comme de l'an quarante. Une seule chose l'intéresse, c'est faire de la propagande pour le parti communiste."

Bientôt, la presse quotidienne suisse porte, elle aussi, son attention sur le nouveau mouvement paysan en Valais et affirme d'une seule voix: "Les paysans valaisans aux mains des communistes". Le journal ouvrier thurgovien ("Thurgauer Arbeiter-Zeitung") est plus tempéré dans ses jugements: "Cela ne mène à rien de voir en ce mouvement un coup de main des communistes. C'est la première fois qu'une organisation de paysans se rapproche du mouvement ouvrier. Sa méthode de lutte - les manifestations spectaculaires et les réunions d'information - étaient jusqu'ici réservées à la classe ouvrière (...)."

Quelques membres de l'UPV se sont effectivement inscrits au parti communiste, et dans les années cinquante, des producteurs de Saxon se rendirent en Russie et invitèrent des paysans soviétiques en Valais. Pourtant, prétendre que les paysans valaisans sont aux mains des communistes reste une exagération malveillante. Au contraire, le principe de "neutralité politique et confessionnelle" s'avère être la seule et unique recette de succès. C'était précisément en raison des frontières très nettes entre les partis que tout essai tenté par le passé de réunir les paysans sous une même bannière avait échoué. Dans les années d'après-guerre, la querelle des partis était encore incroyablement marquée; vue de l'extérieur, elle prenait un caractère presque grotesque: le moindre petit bled du bas Valais comptait au moins autant de partis que de magasins. On buvait son vin chez l'aubergiste de son bord, et même dans la fanfare, on soufflait séparément. L'UPV. est la première organisation à aller au-delà de ces querelles de partis; une orientation politique vers un parti aurait immédiatement provoqué l'isolation, voire même la fin du syndicat paysan.

La chasse au communiste René-Albert Houriet porte néanmoins ses fruits. Au moment où l'essor de l'UPV n'est plus maîtrisable, les dirigeants politiques réclament sa tête. Ils craignent qu'il utilise quand même, tôt ou tard, sa popularité auprès des paysans à des fins politiques. Brusquement, les dirigeants radicaux et conservateurs catholiques se mettent à encourager les paysans à adhérer à l'UPV. Au cours d'une assemblée des délégués inattendue, l'exclusion d'Houriet est finalement décidée; on trace son nom des annales du syndicat paysan. Peu après, Houriet, figurant sur la liste du POP vaudois, fut élu au Conseil national. Lorsque son ami personnel Léon Nicole tomba en disgrâce au sein de son propre parti, il se détourna, déçu, de la vie politique. Il fit des études de théologie et fut un temps pasteur au Havre en France. Plus tard, il revint en Suisse et fut jusqu'à sa mort, voici deux ans, directeur des écoles de Bex.

Mais l'idée d'un syndicat paysan, elle, survécut. Depuis, aucun parti n'a réussi à faire de l'Union l'outil de sa propre politique.

Ce n'est pas seulement chez les paysans de la vallée du Rhône que le climat des années d'après-guerre est houleux. Partout en Suisse romande, les paysans protestent ouvertement contre la politique du Conseil fédéral en matière d'agriculture. Beaucoup se détournent de l'Union suisse des paysans et fondent des associations de protestation ou d'entraide autonomes. Les vignerons genevois et vaudois mécontents se regroupent au sein de la "Ligue du vin". D'autres tentent leur chance auprès de la "Fédération corporatiste des paysans", mise sur pied par un prêtre catholique. L'organisation à la fois la plus radicale et qui compte le plus de membres est l' "Union romande des agriculteurs" (URA). Ses membres ont déjà l'expérience du combat. Peu après 1945, en novembre 1947 précisément, ils appellent à nouveau à une grève du lait. Les paysans ayant pris part à la protestation sont condamnés sans appel. Leurs vaches sont confisquées et mises aux enchères pour couvrir les frais de justice. Les paysans répondent par un boycottage spectaculaire. Peu avant le début de la vente, ils occupent la salle, intimident les acheteurs éventuels ou les mettent carrément à la porte. Lorsque ensuite les vaches sont mises à prix, elles sont enlevées pour 40 ou 50 centimes par tête, parce que personne ne veut miser plus haut.


1951

Entre les différents groupes de protestation, les contacts sont assez flous. C'est alors que l'UPV propose une fusion. En 1951, à Lausanne, l'Union des producteurs suisses (UPS) voit le jour. A la base de cette nouvelle organisation, on reconnaît sans difficulté le modèle du syndicat valaisan. Louis Berguer, membre fondateur genevois, nous dit: "Aussi bien la forme d'organisation de l'UPV que son programme nous semblèrent extrêmement bien élaborés." L'organe de publication de l'UPS portera le même nom que l'ancien bulletin de l'UPV: "Union". A partir de 1952, il paraîtra une fois par semaine.

Jusque vers le milieu des années soixante, 5'000 paysans adhèrent au nouveau mouvement. En 1975, avec 8'000 membres, l'UPS atteint son effectif maximum. Aujourd'hui, elle compte sept sections et 6'000 membres. Les trois-quarts des producteurs appartenant à l'UPS vivent en plaine. La surface moyenne de culture par exploitation est d'environ 12 hectares. Un membre de l'UPS sur quatre est soit simple consommateur, soit ancien paysan.

L'UPS s'entend à la fois comme mouvement social et comme syndicat. Dans ses "Principes" -un document contenant ses statuts- l'UPS ne parle plus de paysans, mais de travailleurs de la terre. Les principales lignes de force en sont les suivantes:

  • l'UPS veut empêcher que le recul du nombre des exploitations agricoles de type familial se poursuive. Elle exige que la Suisse soit à nouveau approvisionnée à 70% par sa propre agriculture. La Constitution garantit une agriculture forte et saine: cette promesse doit enfin être exécutée.
  • l'UPS préconise une politique des prix assurant aux exploitations agricoles de type familial des revenus convenables. "Nous prétendons aux mêmes droits sociaux que les travailleurs des autres secteurs de l'économie."
  • l'importation de produits agricoles doit être subordonnée à l'écoulement des produits nationaux. L'UPS veut que le contrôle des importations soit effectué par les paysans. L'UPS prône la solidarité avec les consommateurs.

Ces principes, datant de 1945, constituent aujourd'hui encore le credo de l'UPS. Un membre du comité reconnaît: "Il y a quelques années, nous voulions réviser nos principes. Mais nous avons constaté que les exigences de 1945 étaient plus actuelles que jamais."

Le programme de l'UPS n'offre pas de solution globale pour résoudre les problèmes des paysans. Il consiste bien plutôt en une longue liste de revendications isolées, qui s'adressent à l'Office fédéral de l'agriculture et à l'Union suisse des paysans à Brugg.

Le président central Martin Chatagny objecte pourtant: "Nous leur soumettons aussi des propositions; mais la plupart du temps, nous travaillons pour la corbeille à papier. Les technocrates de Berne et de Brugg ne nous écoutent pas." C'est pourquoi les paysans de l'UPS ne cessent de remonter sur les barricades. Au début, il s'agissait essentiellement d'actes de protestation spontanés. Par la suite, de telles manifestations devenaient très vite l'arme principale du syndicat paysan. Même si elles sont illégales et qu'elles entraînent parfois la violence, elles sont considérées depuis longtemps comme légitimes. Martin Chatagny constate: "Nous n'avons pas le choix. C'est la seule manière de nous défendre contre les injustices sociales." On peut donc lire aussi l'histoire de l'UPS comme le récit houleux d'une seule et unique manifestation.


1953

7 août 1953. Dès l'aube, les paysans de la région de Saxon sont dans leurs champs et cueillent les abricots. Une récolte record est dans l'air. Les paysans sont contents d'eux-mêmes et du monde. Soudain, de la place du village, retentissent des roulements de tambour. Un crieur public, comme il y en avait encore à l'époque, affiche une communication urgente au panneau réservé aux annonces officielles: il faut stopper sans délai la récolte des abricots. Les cueilleurs abandonnent leurs corbeilles et se rendent au village en longues colonnes. Interdits, ils se pressent devant le panneau.

Déjà des paysans, en jeeps, passent de place en place et appellent à une manifestation. Comme en rend compte la "Tribune de Genève" dans son édition du jour suivant, certains véhicules portent des banderoles, d'autres des drapeaux noirs. Par milliers, les paysans de la vallée du Rhône répondent au mot d'ordre et se rendent à Saxon. La manifestation débute vers 16 heures. Un conseiller national, de nombreux paysans, puis le pasteur de Conthey haranguent la foule en colère. "Le gouvernement permet que des fruits en provenance d'Italie, via le Simplon, arrivent chez nous chaque jour par tonnes. Par contre, nos abricots doivent pourrir sur place. Nous ne nous laisserons pas faire. Citoyens, l'heure est grave. Pourtant nous vaincrons - cette fois-ci par la force", expose devant l'assemblée Ferdinand Carron, porte-parole des paysans et un des dirigeants de l'UPS.

Très vite, la protestation se transforme en véritable soulèvement. Déjà, des paysans enragés ont entravé la route cantonale à l'aide de troncs d'arbre, alors qu'un convoi de marchandises italien s'approche de Saxon. Maintenant, la troupe de paysans se met en branle en direction de la gare. Les femmes et les enfants s'installent sur les voies. Les paysans placent des camions et des voitures en travers de la ligne Milan-Paris, puis prennent d'assaut le convoi de marchandises. Les fruits et les légumes sont déversés sur la voie et détruits. Résultat: deux wagons en flammes. A Sion, le gouvernement se réunit en assemblée extraordinaire. "Si la police intervient, nous chargerons nos carabines", est le commentaire que suscite cette nouvelle chez certains paysans de Saxon. Sur la place du village, certains esprits échauffés jettent au feu la Bible et la Constitution. Pourtant, le gouvernement se retient d'agir: ni les pompiers, ni la police n'interviendront à Saxon.

Les paysans gagnent une bataille. Surpris et impressionné par cette émeute inattendue, le gouvernement cède. Les paysans peuvent poursuivre leur récolte. Les autorités prendront par la suite des mesures pour en assurer l'écoulement.

Ce soulèvement devient rapidement un mythe pour les paysans de l'UPS. "Pendant près de cinq ans, nous avons fait démarche sur démarche auprès des autorités: 'Faites enfin quelque chose!' Il a fallu que ça pète pour qu'ils nous prennent au sérieux", se souvient un paysan de Saxon. Et il ajoute: "La violence a presque toujours payé."

Lors du prochain conflit important, ce sera au tour du gouvernement valaisan de recourir à la violence. Depuis le printemps 1959, les vignerons et le Conseil d'Etat valaisan se regardent en chiens de faïence. L'objet du litige est la nouvelle loi sur la viticulture. Selon l'ancienne loi, tout vigneron pouvait planter de la vigne où bon lui semblait. Si son vignoble se trouvait en dehors de la zone viticole, il perdait tout simplement son droit aux subventions de l'Etat. La nouvelle loi, par contre, interdit la culture de vignes en dehors des zones viticoles fixées par l'Etat. Peu avant l'entrée en vigueur de cette nouvelle loi, plusieurs paysans de Saillon entreprennent de planter de la vigne à l'extérieur de la zone viticole. Le gouvernement ordonne d'arracher les ceps; les paysans font recours et refusent de s'exécuter. Ils argumentent en disant qu'ils ont acheté et planté les nouveaux ceps avant que la loi n'entre en vigueur. Le conflit se poursuit jusqu'au 2 juin 1961. Alors, le gouvernement cantonal contre-attaque. Le dimanche matin, Hermann Geiger, pilote des glaciers, vole, aux commandes de son hélicoptère, en direction de Saillon et détruit, en les arrosant d'un produit chimique, les vignes plantées illégalement. Un paysan raconte: "De la part du gouvernement, le moment était extrêmement bien choisi. Le village était pour ainsi dire désert. Les paysans et leurs familles participaient au pèlerinage de la Fête-Dieu. Seuls les vieillards et quelques pompiers se trouvaient encore dans le village." A Sion, le gouvernement a bien préparé son coup. Il fait interrompre les lignes téléphoniques pour éviter que les pompiers ne donnent l'alarme dans les villages voisins. Mais les pompiers ne se contentent pas de rester les bras croisés; quelqu'un épaule sa carabine et tire sur l'hélicoptère volant à basse altitude. Ce dimanche matin-là, c'est la valeur d'un million de francs de vignoble qui est détruite. De nombreux paysans sont entraînés dans des difficultés financières. Ils avaient emprunté de l'argent aux banques pour acheter les ceps de vigne aujourd'hui détruits. Gérard Perraudin, avocat d'origine paysanne, aujourd'hui président de la chambre des avocats valaisans, qui défendit alors les paysans, reproche au gouvernement des mesures anticonstitutionnelles: "Il existe une loi écrite et une loi non-écrite. La situation juridique n'était pas claire. Les tribunaux auraient dû statuer d'abord. Le Conseil d'Etat outrepassa ses compétences." Ferdinand Carron, à la fois paysan et dirigeant de l'UPS, émet des critiques: "Quand il s'agit d'aller contre les paysans, le Conseil d'Etat est soudain très pressé. Sinon, le silence est de mise. Il refuse aux vignerons une garantie des prix. Il ne réagit pas contre les privilèges des importateurs et ne fait rien contre les marges démesurées des intermédiaires." En signe de protestation, plusieurs paysans de la région de Saxon refuseront à l'avenir d'accomplir leur service militaire.

La protestation spontanée est restée, jusqu'à aujourd'hui, l'apanage du syndicat paysan. Il arrive que des actions spectaculaires partent d'un seul paysan excédé, mais la plupart du temps, c'est l'UPS en tant qu'organisation qui est sur la brèche dès le départ; elle a son propre comité de lutte. La fameuse "guerre du fluor" montre clairement la légitimité d'un tel "organisme de lutte" au sein de l'UPS: A partir de 1915, des plaintes se firent entendre en Valais au sujet des dommages causés par le fluor. Pendant des dizaines d'années, le doute plana quant à la responsabilité des usines d'aluminium à l'égard des mauvaises récoltes et des maladies du bétail. A la suite d'une récolte particulièrement mauvaise vers le milieu des années septante, le syndicat paysan prend l'affaire en main et décide d'y faire toute la lumière. Il commence par mener ses propres enquêtes; mais celles-ci ne font pas le poids devant celles des spécialistes de la partie adverse. Puis les paysans fondent une association de défense. La retenue de l'UPS dans cette affaire est frappante. Elle ne veut intervenir qu'au moment où l'association de défense fera chou blanc. Un paysan de l'UPS expose la stratégie du syndicat: "L'association de défense, qui représentait plusieurs communes, devait pouvoir négocier librement avec les autorités et les industriels de l'aluminium. Nous ne voulions pas la discréditer par des actions de protestation." Plusieurs fois, les négociations débouchent sur des impasses. Alors, comme prévu, le comité de lutte de l'UPS entre en action. D'abord, il appelle à des manifestations. Comme celles-ci s'avèrent décidément inefficaces, les producteurs de l'UPS déclarent: "On va saxoniser le problème." Quelques jours plus tard, sur les hauteurs de Saxon, une ligne à haute tension vole en éclats.

Un représentant de l'association de défense commente: "Les méthodes qu'employa l'UPS nous furent sans aucun doute une aide précieuse. Elles contribuèrent à ce que le gouvernement prescrive aux usines d'aluminium enfin des normes antipollution plus sévères."


1976

Pour le 2 septembre 1976, le comité de lutte de l'UPS prépare un nouveau coup, cette fois pour protester contre l'entrée massive dans le pays de pêches en provenance d'Italie. Les paysans valaisans se sont aperçus que les pêches italiennes sont vendues moins cher en Suisse qu'en Italie. Comme l'écoulement des fruits du pays doit à nouveau en pâtir, il semble à l'UPS qu'une nouvelle action est indispensable. Le 2 septembre, à la tombée de la nuit, un commando de l'UPS est aux aguets sur la route qui mène au col du Grand Saint-Bernard. Il attend un train routier, qui ramène des pêches d'Italie pour la Migros. La presse a été avertie au préalable; journalistes et photographes n'attendaient qu'un coup de téléphone. Lorsqu'ils arrivent, l'action bat son plein: les paysans sont en train de déverser 32 tonnes de fruits sur la route du col. Dans une documentation de l'UPS, on peut lire les justifications de cette action. Le lendemain, ce coup de main fait la une de tous les journaux de Suisse romande. Le "commando de l'UPS" - 60 paysans - est traîné devant les tribunaux. Jusqu'au procès, en avril 1978, d'innombrables articles et reportages se succèdent, permettant aux paysans de s'expliquer sur leurs actes.

Ce n'est pas un hasard si le coup de main a été dirigé contre la Migros. Elle est la cible préférée, avec la Coop, et plus tard également Denner, de l'union dissidente de paysans. Le secrétaire de l'UPS, Marcel Henchoz, nous dit: "Il y a plusieurs raisons à cela. Ces chaînes de magasins introduisent sur le marché la majeure partie des produits agricoles étrangers. En même temps, elles sont les principaux acheteurs de nos fruits et légumes. Nous n'aimons pas que nos chaînes de distribution alimentaires s'approvisionnent sur sol étranger. Elles favorisent l'expansion de complexes agricoles de type industriel et évincent par là-même les exploitations agricoles traditionnelles."

Les grandes surfaces ont mauvaise presse auprès de la majorité des membres de l'UPS. Un paysan affirme: "Ils travaillent très souvent avec des méthodes douteuses. Ils prennent un maraîcher sous contrat, augmentent leurs commandes jusqu'à ce que celui-ci s'y consacre entièrement et abandonne le reste de sa production; alors ils résilient le contrat et le maraîcher se retrouve complètement coincé. Quand il s'est débattu assez longtemps, le grossiste revient avec un nouveau contrat, mais un plus mauvais, évidemment."

Les dénonciations de tels agissements sont devenues plus rares ces dernières années. Par contre, le monopole des grands distributeurs ne cesse d'être discuté et critiqué par l'UPS. Pour Marcel Henchoz: "Ils s'entendent entre eux et décident des prix dans une large mesure. En outre, ils dictent au producteur de façon de plus en plus précise ce qu'il doit cultiver, et comment il doit le cultiver."

Le tout premier décret d'un comité du syndicat paysan se prononçait déjà contre une situation de monopole. L' "Union", organe de l'UPV, communique, en décembre 1949: "Notre comité a décidé à l'unanimité de lancer une initiative contre la vente du Coca-Cola. A force de méthodes publicitaires suspectes, un trust américain s'installe chez nous en seigneur et maître. Il faut lui barrer la route." Coca-Cola se défend. A ce qu'on dit, c'est précisément en 1949 que la firme américaine fit poser des affiches publicitaires pour un million de francs et distribua gratuitement à chaque foyer genevois six litres de sa boisson. L' "Union" contre-attaque avec des slogans tels: "Avec Coca-Cola, le chômage s'installe". Pourtant, de la lutte contre le trust Coca-Cola ne résultera pas grand'chose - elle ne restera qu'un épisode amusant dans les annales de l'UPS: l'initiative n'a pas abouti.

Les actions d'entraide sont une autre forme de la stratégie de protestation de l'UPS. Grâce à elles, les producteurs de lait réussissent à contourner le redoutable contingentement laitier. Martin Chatagny, président de l'UPS et lui-même producteur de lait, déclare: "Le contingentement laitier ne sert à rien pour lutter contre les excédents de production. Au contraire, il est même une incitation à la surproduction." Les paysans qui ne produisaient pas leur plein contingent, explique Chatagny, se donneraient toute la peine du monde à atteindre le quota maximal, de peur de voir leur contingent diminué d'office.

D'autres raisons provoquent l'indignation d'un membre jurassien de l'UPS à propos du contingentement laitier: "C'est une injustice sociale. Beaucoup de petits producteurs de lait ne peuvent pas se rabattre sur une autre production. Ils voient maintenant leurs revenus s'amoindrir. De nouveaux investissements, ou même des rénovations d'étable sont hors de question."

Puisque la Confédération et l'Union des paysans refusent de tenir compte des critiques de l'UPS, le syndicat paysan a donc décidé de s'en sortir par lui-même. Un responsable de l'UPS s'explique: "Nous gérons nous-mêmes la surproduction. Les affaires ne vont pas mal." Le trop-plein de lait est vendu directement au consommateur, soit tel quel, soit transformé en fromage. Le comité de l'UPS procure la clientèle et conseille les paysans. Un porte-parole de l'Office fédéral de l'agriculture déclare à ce sujet: "Ce marché noir est illégal. Si nous attrapons un paysan, il devra répondre d'usage de faux dans les titres devant les tribunaux." Apparemment, il importe peu aux autorités de faire un tel procès à l'UPS. Depuis 1978, le marché noir est florissant et le syndicat paysan en fait ouvertement la propagande dans l' "Union". En outre, l'UPS montre régulièrement, lors de ses assemblées le court-métrage intitulé: "Le fromage au noir". Les paysans se réjouissent que la justice se saisisse de l'affaire: "Ainsi, le non-sens du contingentement laitier serait enfin discuté ouvertement", estime Martin Chatagny.

Les paysans batailleurs ont toujours rencontré la bienveillance de la justice. Les magistrats les traitent avec un respect manifeste. En 1953, les "rebelles" de Saxon furent bien sûr traduits en justice, mais ils ne furent condamnés qu'à de simples amendes, qui restent jusqu'à aujourd'hui impayées. Même la justice militaire n'a jamais tenu à se mettre les paysans à dos. Lorsqu'en 1961 - peu après la destruction des ceps de vignes par les autorités - de nombreux paysans refusèrent le service militaire, ils n'en furent pas pour autant amenés à en répondre devant les tribunaux. Ils furent bien plutôt exclus discrètement de l'armée - pour raisons de santé. Même les "paysans du 2 septembre", qui avaient déversé 32 tonnes de pêches sur la route du Grand saint-Bernard, trouvèrent grâce devant les juges. Le procureur général laissa tomber la plainte pour atteinte à l'ordre public et reconnut aux accusés l'état de nécessité. Finalement, il ne furent jugés que pour violation de la loi sur la circulation, et en dernier lieu, le Grand Conseil valaisan gracia les soixante paysans.

La police aussi se garde en général d'intervenir. Lors des manifestations paysannes, elle hésite toujours à faire usage de matraques et de gaz lacrymogènes. Un autre souci tracasse le secrétaire de l'UP5, Marcel Henchoz: "Il est probable que certains d'entre nous soient surveillés. Si la révision du Code pénal, telle qu'on la projette actuellement, était votée, l'UPS pourrait fort bien être interdite."

Le syndicat paysan de l'UPS existe depuis bientôt 32 ans. De violentes protestations marquèrent l'époque de sa naissance. Par la suite, en plus des actions illégales, l'union dissidente des paysans admit aussi la violence comme méthode de lutte. Au milieu des années soixante, son activité principale consistait en une critique systématique de la politique agricole de la Confédération et de l'Union suisse des paysans. Pendant trois décennies, les syndicalistes de l'UPS partirent en guerre contre les importations démesurées de produits agricoles bon marché, contre le recul du nombre des exploitations familiales et contre la production industrielle dans l'agriculture. Leurs arguments sont restés les mêmes:

  • La Constitution garantit une paysannerie saine et forte. Cédant aux pressions de la haute finance, le Conseil fédéral néglige d'accomplir cette tâche constitutionnelle. De son côté, l'Union suisse des paysans soutient l'agriculture industrielle, privilégie les grands paysans et contribue ainsi activement à la disparition des petites exploitations.
  • "L'agriculture est tout aussi importante que l'armée en matière de défense du pays": Pour l'UPS, cette phrase, prononcée par le Conseiller fédéral Wahlen en 1941, a valeur de dogme. L'auto-approvisionnement du pays n'est plus assuré. En important des quantités excessives de denrées alimentaires, la Suisse tombe dans une dépendance dangereuse vis-à-vis de l'étranger.

1981

Qu'en est-il aujourd'hui? En 1981, l'UPS reprend son souffle. Entre 1975 et 1980, elle a perdu quelques 2'000 membres. Un fort vieillissement ainsi que des différends internes ont entamé l'esprit de combat d'autrefois. Depuis, la vieille garde a été relayée par un comité fortement rajeuni, et un vent nouveau souffle dans les rangs de l'organisation. Désormais, les critères du bon vieux temps ont vécu et l'on reconnaît dans le programme de l'UPS, pour la première fois, l'esquisse d'une politique alternative. Moins de chimie, moins de consommation d'énergie et moins de machines, en revanche plus de paysans - telle est la devise. "A l'avenir, la tâche du paysan ne sera plus de produire davantage, mais d'offrir des produits plus sains et de meilleure qualité", explique Marcel Henchoz. Selon lui, les engrais chimiques pour le sol et les fourrages spéciaux pour le bétail poussent à augmenter la productivité. "A court terme, cela rapporte évidemment des bénéfices. A long terme par contre, le calcul échoue: la nature perd son équilibre biologique et les résidus chimiques s'accumulent dangereusement dans les aliments."

Pour l'UPS, la politique fédérale ferait mieux de garantir un salaire sûr à l'exploitation familiale et de mettre, en revanche, un frein à l'essor de l'agriculture industrielle. Fernand Cuche, autre secrétaire de l'UPS, nous dit à ce propos: "Déjà d'un point de vue moral, les importations de fourrages et de denrées alimentaires sont inadmissibles. On nourrit les vaches sur le dos des pauvres. Les seuls à profiter de ce commerce sont les trusts agroalimentaires. Le fait de payer des salaires de misère dans le Tiers Monde, leur permet de nous proposer des produits à des prix défiant toute concurrence. Dans le même geste, ils s'arrangent pour entraver l'écoulement des produits indigènes, faisant ainsi baisser le revenu de nos paysans."

Le langage radical de la nouvelle équipe de l'UPS ne réussit pourtant pas toujours à masquer les conflits d'intérêts, parfois cruciaux, qui se font jour au sein même du syndicat. C'est le point faible de l'organisation. Souvent, les syndicalistes tentent en vain d'aboutir à un consensus général sur des questions fondamentales. Le comité et les paysans de la jeune génération, par exemple, soutiennent activement l' "initiative ville-campagne contre la spéculation foncière". L'endettement démesuré des paysans est le véritable pied bot de l'agriculture. On spécule de plus en plus sur le sol. Ce sont surtout les jeunes paysans et les petites exploitations qui sont menacés par cette évolution. Souvent, ils doivent céder leur ferme à de grands paysans ou à des spéculateurs. "L'endettement moyen du paysan suisse auprès des banques se situe autour des 10'000 francs par hectare. Chez les maraîchers et les arboriculteurs de la vallée du Rhône, cette moyenne est même trois fois plus élevée." Il n'est pas rare que l'un d'entre eux doive payer 80'000 francs d'intérêts par année. "Si l'on n'endigue pas la spéculation foncière, les riches paysans et les spéculateurs finiront par chasser tous les vrais producteurs", estime Bernard Rappaz, jeune agriculteur. Mais ce sont principalement les petits paysans de la vieille génération qui s'opposent à toute mesure qui serait prise dans ce sens. Tout en montrant de la compréhension pour les arguments de leurs collègues plus jeunes, ils ont d'autres soucis. L'un d'eux nous explique: "J'ai maintenant plus de soixante ans et mes dettes sont loin d'être remboursées. Je ne pourrai bientôt plus exploiter mon domaine. N'ayant pas de retraite, mon seul espoir est la possibilité de vendre ma terre à un très bon prix."

Les mêmes divergences d'opinion se manifestent à propos des prix différenciés. En soi, cette proposition, qui prévoit une répartition plus équitable du revenu paysan, est d'une simplicité séduisante: le prix de base unique des produits agricoles serait dès lors remplacé par des prix différenciés selon la grandeur de l'exploitation. Un producteur de lait, par exemple, dont la production s'élève à 150'000 litres de lait, obtiendrait un prix de base de 70 centimes. Un autre, par contre, qui produit seulement 50'000 litres, bénéficierait d'un prix de base de 90 centimes ou plus.

Bien qu'elle se situe tout à fait dans la ligne politique de l'UPS, cette proposition n'a, jusqu'à ce jour, pas encore obtenu l'approbation d'une majorité distincte dans les assemblées plénières. Marcel Henchoz à ce propos: "Nous n'avons pas encore tous compris qu'il existe différentes classes de paysans. Les conflits naissant des intérêts opposés sont encore et toujours à l'origine de petites guerres fâcheuses. "En ce moment, l'UPS travaille à une révision de ses statuts. A l'avenir, elle ne veut plus être le représentant de tous les paysans, mais uniquement des petites et moyennes exploitations. Parallèlement, il est prévu de rebaptiser l'UPS qui deviendrait le "Syndicat des producteurs suisses". "Par là, explique un membre du comité directeur, nous voulons à la fois mettre en évidence son rôle syndical et empêcher qu'on continue de nous confondre avec l'Union suisse des paysans."

La nouvelle équipe de l'UPS a gardé intact son esprit de lutte, ainsi que sa méfiance à l'égard de la Confédération et de l'Union des paysans. "A nos yeux, les prétendus droits démocratiques, telle que la liberté d'opinion ou le vote populaire ne sont plus qu'une manipulation du Conseil fédéral, contrôlés par la haute finance", estime le nouveau président central, Martin Chatagny.

Frank Garbely