jeudi, 15 mars 2012

L'identité paysanne

Nous connaissons trop bien le tableau: l'autorité nous administre inlassablement son changement structurel et la destruction de fermes se poursuit; les prix aux producteurs sont à la baisse; le revenu agricole se situe loin en dessous du revenu moyen; l'accaparement des terres se poursuit sans obstacle; le négoce et les transformateurs abusent de leur pouvoir de négociation et font du chantage aux producteurs. 

 

Nous ne voulons pas nier ces faits, mais nous devons adopter une nouvelle approche. Un regard au-delà de notre carré de terre, au-delà de notre assiette, en vaut la peine: les paysans suisses représentent seulement 3,7 % de la population, mais en tant que producteurs de denrées alimentaires, ils disposent d’un grand pouvoir économique et politique. Chaque jour, les paysans usent de leur pouvoir: au moment précis où ils décident de produire, de vendre et de livrer.

Il faut donc se demander pourquoi les paysans, ou les filières agricoles, sont incapables d’utiliser ce pouvoir en lui donnant une structure et une organisation? On peut avancer que cela est dû à la tutelle étatique et à l’intégration des organisations agricoles dans la politique durant les années de l’après-guerre, ainsi qu’à la dévalorisation des denrées alimentaires qui allait de pair avec la dérégulation libérale. Cette dévalorisation s’est également incrustée dans la tête des paysans. De nos jours, les organisations paysannes ne parlent plus de nourrir la population sur la base des ressources locales. Des mots-clés comme «stratégie en matière de qualité», «agriculture productive» et «offensive sur le marché» représentent une identité paysanne marquée par des idées, des intérêts et des valeurs économiques qui appartiennent encore à la société industrielle et de services. Ils témoignent d’une appréhension libérale du marché et ils font preuve d’une confiance aveugle dans le productivisme et d’une réduction matérialiste du vivant.

Parallèlement aux organisations syndicales traditionnelles comme Uniterre, on constate l’apparition de courants syndicaux au sein de la paysannerie, bien qu’il s’agisse encore de minorités. Des organisations comme EMB en Europe ou BIG-M en Suisse illustrent ce développement. Cependant, leurs structures organisationnelles, leurs stratégies et leur identité en sont encore aux premiers balbutiements. Ils n’ont pas encore de vision stratégique à long terme, leur politique d’alliances est précaire et dans certains cas, les processus de décision manquent de transparence. Ils sont prisonniers dans la réaction et incapables de développer des visions indépendantes à plus long terme. Leurs structures dépendent fortement des personnalités dirigeantes et en conséquence, ils existent et disparaissent avec l’engagement de ceux-ci.

Cette absence d’identité se manifeste notamment par la crainte des représentants agricoles de répondre aux revendications des paysans (revenus et prix), par des accusations non fondées, par l’absence de compréhension tactique, par des actions concurrentes, par des sécessions et des querelles personnelles. 

La lutte pour une société avec une paysannerie nombreuse a besoin d’une vision plus large. La souveraineté alimentaire place les négociations commerciales et les droits des paysannes et des paysans dans un cadre durable. Le principe d’une intensification écologique abolit la séparation absurde entre la production et l’écologie, elle abolit le fossé entre la production des denrées alimentaires et le soin à apporter à l’environnement naturel. Avec cette vision commune, il est permis d’imaginer que les paysannes et les paysans ne sèment, ne vendent et ne livrent qu’à condition d’obtenir des prix équitables. Indubitablement, les acheteurs et les représentants politiques seraient alors immédiatement disposés à entamer des négociations. Il est également imaginable que la machinerie impressionnante des paysans leur permette de perturber efficacement les processus économiques ou d’influencer de façon déterminante les processus décisionnels politiques.