Depuis quelques années, La Via Campesina a intégré les ouvriers-ères agricoles dans ses organes. Pour ce mouvement, les luttes des ouvriers ne sont pas éloignées de celles des paysans familiaux. Ces deux groupes sont les victimes d'un même système et auraient tout à gagner à rassembler leurs forces. Deux exemples de luttes menées par des organisations de travailleurs-euses agricoles membres de La Via Campesina illustrent ce propos. Uniterre a eu la chance de recevoir ce printemps Maria Carmen Garcia Bueno du SOC (Andalousie) et Carlos Marentes du Border Agriculture Workers Project (USA/Mexique).
A l’occasion de la journée internationale des luttes paysannes, et sous la bannière «la terre à celles et ceux qui la travaillent», Maria Carmen est venue parler à Genève et à Neuchâtel de deux initiatives dans lesquelles le SOC (syndicat des ouvriers agricoles des champs, fondé à la fin des années 70 juste après la dictature de Franco) se trouve au coeur de la dynamique. Pour bien comprendre les raisons de ces actions orientées vers une réforme agraire, il faut d’emblée préciser qu’en Andalousie, 2% des propriétaires terriens possèdent 50% des terres agricoles. Les latifundia en Andalousie ont pour origine la conquête menée par les rois de Castille au Moyen Age. Les grands propriétaires disposent souvent de dix mille hectares ou plus. Le syndicat a donc régulièrement revendiqué l’accès à la terre pour la cultiver et tirer un revenu de cette activité pour les 50’000 journaliers agricoles que compte la région.
Marinaleda, le début d’une utopie
C’est en 1978 que les premières occupations de terres voient le jour au sud de Séville. Après deux jours, les syndicalistes sont arrêtés. Mais les actions de ce genre, complétées par des appels à des contributions financières pour maintenir les occupations se succèdent. Arrive alors l’occupation de terres autour du village de Marinaleda qui compte 2’700 habitants dans la province de Séville. En 1980, 700 personnes se mettent en grève de la faim pendant 13 jours afin de pouvoir travailler la terre et échapper à un chômage galopant.
Mais le gouvernement socialiste semble sourd à ces appels et manque de volonté face aux propriétaires. Les militant-e-s ont dû trouver une manière détournée d’obtenir ces terres. C’est alors que les syndicalistes découvrent une loi qui stipule que si des terres en friche sont irriguées, le gouvernement peut exproprier les propriétaires et mettre ces terres à disposition des travailleurs-euses. En 1984 ils occupent alors un barrage pendant 30 jours et 30 nuits pour irriguer les terres convoitées du Duc de l’Infantado (qui possédait 17’000 ha).
Puis les femmes se décident à occuper la zone de villégiature de Felipe Gonzales, le chef du gouvernement espagnol. Elles obtiennent une audience. Mais une fois encore, les militant-e-s sont expulsé-e-s par la garde civile. Ils/elles s’entêtent et reviennent, prolongent l’occupation à 90 jours et 90 nuits, coupent des routes stratégiques. Vient alors l’exposition universelle de Séville en 1992 qui offre une plateforme médiatique pour la lutte des Sans terre espagnols. Ils/elles occupent alors une banque d’Etat, l’aéroport, immobilisent un train à grande vitesse etc. C’est après 8 ans de mobilisations en tout genre que le pouvoir se décide à appliquer la loi et donc à exproprier et indemniser le propriétaire afin d’octroyer 1’200 ha aux travailleurs-euses agricoles. Le village de Marinaleda est perçu alors comme une petite zone d’utopie dans le monde actuel: 100% d’emplois grâce notamment à sa coopérative agricole «el Humoso», des logements à 15 euros par mois et par famille, une place de crèche garantie, des infrastructures publiques à disposition, des industries alimentaires auto-gérées et une démocratie participative. Même s’il y a toujours des bémols que la commune cherche à corriger, l’expérience de Marinaleda ouvre néanmoins un horizon de possibilités et reste une source d’inspiration.
Somonte, contre la privatisation de terres publiques
20 ans plus tard, début mars 2012, en pleine crise de l’euro et de la dette espagnole, une nouvelle mobilisation voit le jour. Pour rembourser ses dettes, le gouvernement andalou décide de privatiser plus de 20’000 ha de terres publiques. Parmi celles-ci, se trouvent les 400 ha de la Finca Somonte de Palma del Rio (Province de Cordoue) qui devaient être vendues quelques jours plus tard aux enchères (elles avaient été expropriées en 1983). Alors que le chômage touche plus de 30% des habitant-e-s dont 1’700 personnes dans le village voisin de Palma del Rio, la réaction face à cette sombre perspective ne se fait pas attendre. Les 400 hectares sont occupés, semés, cultivés par plusieurs centaines de personnes. Une trentaine d’entre eux s’installent dans les bâtiments existants. Les revendications sont les mêmes que dans les années 80: la terre à celles et ceux qui la travaillent et non à une aristocratie qui profite des biais de la Politique agricole commune européenne (PAC) pour toucher des subsides. C’est le cas de la Duchesse d’Albe, une des plus grande bénéficiaire de la PAC, qui possède 37’000 ha de terres agricoles dont 18’000 en Andalousie. Mais en plus des aristocrates traditionnels, sont venus s’ajouter les investisseurs qui voient dans l’extension de la monoculture d’exportation l’occasion d’engranger des profits. Maria Carmen nous rappelle que, comme à Marinaleda, l’objectif des syndicalistes n’est pas d’acheter les terres, car celles-ci doivent rester un bien public en main des personnes qui les travaillent. Même s’ils obtenaient les moyens de les acquérir, ils ne feraient pas cette démarche, c’est un principe de base. «Notre philosophie peut se résumer de la façon suivante: la terre, comme l’air et l’eau, est un don de la nature que personne ne peut s’approprier pour son profit individuel ou pour son enrichissement privé. La terre est un bien public, propriété du peuple, qui doit être à l’usage et à la jouissance de ceux qui y vivent et qui la travaillent...» .
Une réflexion sur la production
Si la coopérative de Marinaleda -question d’époque entre autres- n’a jusqu’alors pas su explorer les potentialités de circuits courts de vente et de production biologique pour ses produits, cela pourrait changer sous l’impulsion de la dynamique à Somonte. Le maire de Marinaleda reconnaît que les marges des intermédiaires sur leurs boites de poivrons sont 7 fois supérieures au prix initial et que des circuits plus courts permettraient de conserver de la plus-value sur la commune. Une réflexion sur le productivisme et la productivité devrait également être menée. La volonté des occupants actuels de la Finca Somonte est de convertir ces terres, aujourd’hui largement consacrées à la culture céréalière «PAC-dépendante», en des surfaces diversifiées où se côtoient productions maraîchères, oliveraies et autres vergers, haies vives et menu bétail.
Le 26 avril 2012, coup de théâtre, les occupant-e-s sont expulsé-e-s. Mais moins de 24 heures après, les voici de retour pour poursuivre le projet et tenir tête aux autorités dans le marasme que vit l’Espagne aujourd’hui.
La ferme est un véritable lieu d’échange d’idées et de pratiques agricoles. Le soutien des villages voisins et des mouvements internationaux peut faire espérer au maintien de ces terres en mains publiques.
Sur la frontière
Carlos Marentes est né au Mexique et a émigré aux USA dans les années 70. Il est co-fondateur en 1983 du Border Agriculture Workers Project à El Paso (Texas), syndicat cherchant à organiser les ouvriers agricoles, à cheval sur la frontière américano-mexicaine. Une nécessité car dans les années 80, nombre de syndicats n’étaient pas ouverts aux migrant-e-s. Sur les 4 à 5 millions de travailleurs agricoles que comptent les USA, 80% sont originaires du Mexique, le reste de l’Amérique centrale ou des Caraïbes. La plupart sont des paysans qui ont été ruinés dans leur propre pays par les politiques de libre-échange. Ils deviennent alors une main-d’oeuvre bon marché exploitée par l’agriculture industrielle nord américaine. Ils produisent les denrées alimentaires qui sont ensuite exportées vers leurs pays d’origine à coups de subventions à l’exportation.
Depuis un certain nombre d’années, l’offensive du gouvernement américain sur les migrant-e-s s’est renforcée. Ils sont de plus en plus considérés comme des criminels et le nombre d’expulsions a fortement augmenté. La frontière est militarisée, un mur érigé sur plus de 1’000 kilomètres, de la Californie au Texas (1/3 de la frontière). Dans le même temps, le gouvernement met sur pied des programmes d’occupation temporaire pour les travailleurs-euses. Comme un peu partout, parallèlement à la criminalisation, les personnes migrantes sans statut légal sont utilisées pour faire fonctionner le système économique à bas coût. Le taux de travailleurs-euses sans statut légal est impressionnant dans les secteurs de la construction (20 à 35%), des services (30%) et de l’agriculture (48%). Sans ces personnes, l’immobilier par exemple serait à terre; ce qui souligne l’hypocrisie des politiques migratoires.
Réalités alarmantes
L’objectif du syndicat est d’améliorer les conditions de travail des ouvriers-ères tout en stimulant une conscience «anti-système». Leur salaire, qui tourne autour de 6’000 dollars par an, correspond au tiers de ce qui est considéré comme le seuil de pauvreté aux USA. Par ailleurs, ils sont exposés aux pesticides qui sont massivement utilisés dans les cultures et leurs droits syndicaux sont bafoués de manière quasi-permanente et n’ont droit à aucun soin médical. Sur les 8 à 12’000 travailleurs de cette région, 8’000 personnes, dont près de 3’000 femmes, sont membres du syndicat. Cela n’a pas été sans peine. Aux USA, depuis 1945, la loi sur le travail n’inclut pas les travailleurs-euses agricoles et seuls deux Etats autorisent formellement l’organisation des travailleurs (Californie et Hawaï). Ainsi, chacune de leur action est considérée comme illégale et se solde presque systématiquement par l’intervention de la police.
Elargir son champ d’action
En 1992, ce syndicat percevait les paysans comme ses ennemis. «Nous luttions contre eux pour avoir de meilleurs salaires. Nous ne nous rendions pas compte que paysans comme ouvriers étions victimes du même système alimentaire et économique brutal. Les paysans américains n’avaient pas non plus le choix de leur production. Il nous fallait créer des alliances. Au début des années 2000, nous nous sommes approchés des organisations paysannes mexicaines et américaines de La Via Campesina. Nous avons participé à plusieurs actions communes, par exemple contre le sommet de l’OMC à Cancun. Et lors de la 4ème conférence internationale de La Via Campesina en 2004 au Brésil, nous avons poussé le mouvement à intégrer la question de la migration et des travailleurs-euses agricoles. Une commission internationale ad hoc a été créée. Comme syndicat de travailleurs-euses, nous voulions aller au delà de nos revendications spécifiques et lutter contre les causes de la situation que nous vivons, en agissant dans les pays d’origine des travailleurs-euses migrant-e-s. Cela passe par la mise en place de politique de souveraineté alimentaire permettant de relancer une agriculture locale rémunératrice et émancipatrice. Lors du sommet de l’OMC à Hong Kong, le plus grand groupe de manifestants était celui des migrant-e-s thaïlandais-e-s et Malaisien-ne-s qui travaillent dans la région».
Carlos Marentes précise tout de même que les alliances paysannes se font avec les représentants des paysans familiaux et non les tenants de l’agriculture industrielle «qui exploitent la main d’oeuvre, détruisent l’agriculture paysanne, maltraitent l’environnement et transforment la nourriture en une simple marchandise».
Aujourd’hui, les Etats-Unis traversent de nouvelles crises. Depuis 2008, le gouvernement américain tente à tout prix de sauver son système bancaire. «Mais si nous sommes tous dans le même bateau, les bouées de sauvetage sont réservées aux riches. Les voleurs de Wall Street ont été secourus et les travailleurs coulent». En 2010, 50 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté alors que dans le même temps, le nombre de milliardaires a augmenté. Les jeunes de notre mouvement, les fils ou les filles de nos membres, se sont fortement engagé-e-s dans le mouvement des indignés «Occupy el Paso» avec un slogan «Contre les voleurs de Wall Street, pour la souveraineté alimentaire!». Pour Carlos, il ne faut rien attendre des promesses politiques, il faut s’imposer: «Dans le cadre de La Via Campesina, en tant qu’ouvriers-ères agricoles, nous avons trouvé la force et la conviction de lutter ensemble pour élaborer nos solutions».
Valentina Hemmeler Maïga
Perspectives «ouvrières» au sein de La Via Campesina
L’agriculture de proximité familiale et les productions locales sont mises en faillite par les politiques agricoles libérales, qu’elles soient nationales ou internationales. Il y a nécessité de décloisonner les espaces de luttes, de renforcer les liens entre syndicats paysans et ouvriers agricoles. Les travailleurs-euses agricoles devraient être encouragé-e-s à participer à des rencontres communes afin d’amener leur point de vue et leurs expériences. Les questions migratoires doivent être pleinement intégrées au débat en tenant compte des analyses des mouvements de migrant-e-s et antiracistes.
La dimension sociale doit être régulièrement amenée sur le devant de la scène lorsque les conditions de production sont discutées par exemple lors de réformes législatives ou de campagnes publiques à l’intention de la population.
Les activités des commissions européennes et internationales «migrations et travailleurs agricoles» de La Via Campesina doivent être renforcées notamment en vue de la préparation de la 6ème conférence internationale qui se tiendra en Indonésie en 2013. Les politiques agricoles et migratoires sont de plus en plus corrélées. Il est du devoir de La Via Campesina de renforcer le contenu politique de cet axe afin de prévenir les crises futures.
Les pays du nord n’ont toujours pas signé, ratifié et donc appliqué la «Convention internationale sur les droits des migrant-e-s et leurs familles» et celle sur la «santé et sécurité dans l’agriculture» (OIT 184). La Via Campesina pourrait mener une campagne en ce sens.
Il faut renforcer les échanges entre acteurs (Italie, Espagne, Mexique, Maroc, Sénégal, Suisse etc.). Ces échanges pourraient permettre de renforcer certaines dynamiques, par exemple en Italie du sud où le mouvement se trouve isolé et sous pression des mafias locales. La migration africaine, dans une Europe qui utilise cette main d’oeuvre, devrait mieux être étudiée afin d’effectuer un travail similaire à celui qui a eu lieu entre le Mexique et les USA, mais entre les deux rives de la Méditerranée.
Extraits du rapport de la journée de réflexion du 26 mai à Genève organisée par le groupe de travail «Migration, travail saisonnier agricole, agriculture industrielle» de la Coordination Européenne de la Via Campesina et à laquelle ont participé des paysan-ne-s, des membres de l’Autre Syndicat, des syndicalistes italiens et Carlos Marentes.