Depuis 2010, la Commission internationale d'Uniterre a coordonné deux études sur la dimension de la souveraineté alimentaire dans les projets de coopération au développement, en Amérique du Sud et en Afrique. Un pas de plus a été franchi début 2014 avec le lancement d'un programme de partage de savoirs élargi à une dizaine d'associations porteuses de projets, toutes réunies au sein de la fédération genevoise de coopération (FGC) . Le point sur ce processus, 10 ans après le premier forum sur la souveraineté alimentaire à la FGC.
Depuis cet appel de 2004 «pas de développement solidaire et durable sans souveraineté alimentaire», un nombre croissant d’associations tente de le mettre en oeuvre dans leurs projets. Mais la grande difficulté réside dans le manque de ressources pour partager et auto-évaluer ses propres pratiques. Les deux études avaient donc pour objectifs d’identifier dans les contextes latino-américain et africain les contraintes à la transition de projets de sécurité alimentaire vers la souveraineté alimentaire; d’émettre des recommandations auprès des partenaires du Nord pour intégrer davantage les aspects politiques de la souveraineté alimentaire et les besoins spécifiques des organisations paysannes quant à l’accès à la terre, aux semences, aux marchés et aux espaces de débats et de décision; et enfin de recenser les initiatives porteuses de souveraineté alimentaire pour les valoriser.
S’intégrer à l’agenda paysan local
Dans la présente étude africaine, trois enquêtes ont été menées au Mali-Sénégal, au Cameroun et au Burundi-région des Grands Lacs. Les quatre coordinateurs ont été invités à Genève en septembre 2013 pour échanger avec les associations locales. Lors de riches débats, les représentants des mouvements paysans africains n’ont pas manqué d’appeler les ONG du Nord à soutenir davantage le fonctionnement et la coordination des organisations paysannes ainsi que les espaces de capitalisation des expériences, garants de la construction d’un mouvement paysan autonome et solidement ancré à la base. Ce séminaire fut une étape décisive dans l’établissement d’une plateforme de partage de savoirs sur la Souveraineté alimentaire au sein de la FGC, dont des évènements dans les trois régions enquêtées marqueraient des rendez-vous entre les associations genevoises, leurs partenaires de terrain et les organisations de la société civile oeuvrant pour la souveraineté alimentaire. Un premier atelier a eu lieu en mars 2014 au sein de la foire de Djimini (Sud-est du Sénégal ; voir encadré). Cette foire ouest-africaine des semences paysannes, organisée tous les deux ans par l’Association sénégalaise des producteurs de semences paysannes est vite apparue comme étant la plus propice pour accueillir l’atelier ouest-africain car c’est un évènement important et symbolique de la promotion de l’agriculture familiale et nous voulions valoriser les foires de semences en milieu paysan en tant qu’espace clé dans l’échange d’expériences, dans la création de dynamiques et de mobilisation sur la souveraineté alimentaire. Tourism for Help, GRAD-s et Uniterre, ainsi que six partenaires d’associations de la FGC y ont participé. Trois commissions thématiques ont débattu du rôle des partenariats dans la formation paysanne, l’autonomie des organisations paysannes et le foncier et émis des recommandations envers les ONG; notamment celle de s’impliquer davantage sur les questions foncières.
L’approche filière: un modèle dominant inadapté
L’étude a montré que les grandes agences internationales peuvent jouer un rôle prépondérant dans les politiques agricoles et alimentaires, à l’exemple de la région des Grands lacs où les dons alimentaires -sous prétexte d’une sous-production- servent aux importations américaines ou japonaises et favorisent ainsi des infractions à la souveraineté alimentaire. Des pratiques en augmentation après les émeutes de 2008 qui constituent un retour en arrière vers la sécurité alimentaire (au sens de disponibilité à court terme). Quelques ONG avaient vivement condamné ces pratiques et demandé au PAM et à l’USAID de s’approvisionner sur les marchés locaux. Mais face à ces agences et aux nouveaux acteurs privés que sont les compagnies transnationales qui occupent de plus en plus de pouvoir, le rôle des ONG est-il marginal? En Afrique de l’ouest, il y a pourtant pléthore d’ONG et de projets appuyant des groupements paysans, mais leurs actions ne sont pas coordonnées et font régulièrement fi de la construction d’un réel mouvement paysan. On assiste à une mise en concurrence des groupements paysans qui se font la chasse aux projets au risque de s’éloigner de leur vision stratégique. C’est ce qui fut la porte d’entrée à l’approche filière, actuellement le modèle dominant, qui privilégie quelques filières jugées à haute valeur ajoutée mais qui s’est avérée tout à fait discutable au regard de la dimension multifonctionnelle de l’agriculture familiale paysanne. «L’agriculture paysanne africaine est fondamentalement incompatible avec l’approche filière» a martelé Deogratias Niyonkuru, coordinateur de l’étude sur les Grands Lacs lors de son passage à Genève.
Fernand Vincent de l’IRED, Alihou Ndiaye, (ASPSP-Sénégal), Romuald Pial (IPD-Cameroun), Madame Vincent, Alfred Brungger (Jardins de Cocagne), Deogratias Niyonkuru (ADISCO-Burundi) et Reto Cadotsch (Jardins de Cocagne-CIU) partageant sur les solutions paysannes en visite aux Cueillettes de Landecy.
«Les organisations paysannes ouest-africaines se sont battues et ont réussi à faire inscrire le principe de la souveraineté alimentaire dans les documents de politiques publiques agricoles (à l’exemple du Mali), mais n’ont pas réussi à influencer de façon significative les pratiques et atteindre la grande masse populaire paysanne, souvent perturbée par une multitude d’interventions diverses voire divergentes», a relevé Boukary Barry, coordinateur de l’étude de cas au Mali-Sénégal. Les enquêtes ont montré le besoin de «décoloniser l’imaginaire des organisations paysannes et des acteurs du système d’aide par rapport à l’approche filière».
Soutenir les mobilisations paysannes via les semences et l’agro-écologie
Les ONG du Nord ont pourtant une partition importante à jouer pour appuyer les organisations paysanne dans leur lutte vers la souveraineté alimentaire: plus qu’un manque de formation, on constate des besoins importants en information. Il y a déficit de transmission d’information entre les faîtières et les membres de la base paysanne et de mise en discussion de rapports émanant notamment de la coopération internationale. Un autre rôle important est celui d’appuyer le dialogue entre les organisations paysannes, de la société civile et l’Etat ou les collectivités territoriales, à l’exemple des espaces citoyens d’interpellation démocratique mis en oeuvre au Mali et à l’échelle ouest-africaine. Les semences paysannes et l’agroécologie sont des bonnes portes d’entrée. Etant ancrées dans les savoirs endogènes, elles redonnent confiance aux paysans et libèrent la parole.
Les leçons du Sud utiles pour le nord?
Dans le cadre de l’agenda international de l’ONU donnant suite aux Objectifs du Millénaire pour le développement (Rio+20), des nouveaux objectifs post 2015 sont en cours d’élaboration. La Suisse soutient activement des engagements fermes pour le développement durable au Nord comme au Sud, dont la durabilité des systèmes alimentaires est une des priorités. Cet agenda du développement durable doit être un levier pour le soutien des luttes paysannes vers la souveraineté alimentaire au Nord comme au Sud. Les ONG doivent se mouiller dans des campagnes également en Suisse, notamment contre l’impunité des multinationales ou en soutenant des initiatives allant dans le sens de la souveraineté alimentaire. Car si les réalités quotidiennes des paysans sont différentes au Nord et au Sud, leur lutte pour la souveraineté alimentaire est UNE et ils sont confrontés aux mêmes besoins d’avoir des plateformes paysannes autonomes solidement ancrées à la base, des outils de capitalisation de leurs expériences pour faire reconnaître l’agriculture paysanne et familiale.
Après sa 4ème édition, la foire aux semences de Djimini a démontré sa force de rassemblement du milieu paysan, de vecteur de formation, d’échanges et de mobilisation pour l’agroécologie et l’agriculture paysanne familiale. Implantée dans une région productrice de coton faisant face à une grande dépendance alimentaire, une transformation agricole et sociale est perceptible... Alors, à quand une foire Uniterre en Suisse ?
Anne Gueye-Girardet, Commission internationale d’Uniterre
La foire de Djimini
La 4ème édition de cette foire ouest-africaine des semences paysannes, organisée par l’ASPSP (Association sénégalaise des producteurs de semences paysannes[1]) avait pour thème « les mils, l’avenir de l’agriculture ouest-africaine ». Cette rencontre de quatre jours a rassemblé 350 participants de 54 délégations de la sous-région, d’Inde, d’Europe et du Canada issus de la société civile, des producteurs, éleveurs, représentants d’organisations locales, nationales ou internationales, pour discuter de l’utilisation durable de semences paysannes et des droits paysans dans tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, mais aussi pour mieux s’organiser face aux menaces qui pèsent sur la biodiversité. Ils y ont échangé plus d’une centaine de variétés de semences et ont présenté et pratiqué des ateliers d’incorporation de mil dans la panification avec des boulangers-paysans, de traction animale, de banque villageoise de semences, de jardins agro-écologiques ou encore de cuisine valorisant le mil. La foire s’est cloturée par un important événement de plaidoyer auprès de la FAO et des décideurs à Dakar.
Travail en Commission sur l’autonomie des OP lors de la foire de Djimini
Pour les trois associations de la FGC qui se sont fortement impliquées dans l’organisation des trois commissions thématiques sur la formation paysanne, l’autonomie des OP et le foncier, l’expérience a été marquante aussi bien en terme d’échange avec leurs propres partenaires dont certains venaient pour la première fois à ce type d’événement, de développement de synergies durables entre elles mais aussi avec les organisateurs de la foire et avec d’autres participants de la foire, dont certaines initiatives ont d’ailleurs été visitées après la foire.
Le rôle des partenariats dans ces trois commissions thématiques a tenu une place centrale et des recommandations ont été présentées en plénière à l’ensemble des participants de la foire et ont enrichi la déclaration finale de la foire. Parmi celles-ci, l’appel à multiplier les fermes-écoles agroécologiques avec des formateurs-paysans issus du milieu et leur mise en réseau (à l’exemple de ceux du Sénégal), à soutenir l’autonomie des organisations paysannes aussi bien organisationnelle, financière que dans les facteurs de production, ainsi qu’à s’impliquer davantage sur les questions foncières. Chantal Jacovetti, de la CMAT (convergence malienne contre l’accaparement des terres) avait en effet décrié le manque de partenariats dans les luttes paysannes contre l’accaparement des terres, une véritable menace en Afrique. Les organisations paysannes de base doivent pouvoir jouer leur rôle de prévention des conflits fonciers et mener des débats publics dans les villages visant la cohésion familiale et villageoise autour d’une vision partagée sur la gestion des terres, et aussi se regrouper dans des coalitions fortes.
Stand lors de la bourse d’échange de semences de la foire de Djimini.
Foire: www.aspsp-senegal.org
Prochaines étapes du processus: les associations de la plateforme Souveraineté alimentaire de la FGC planifient deux autres ateliers à Bujumbura (Burundi) et à Yaoundé (Cameroun), ainsi que la publication d’une vingtaine de fiches pratiques pour une meilleure prise en compte de la souveraineté alimentaire dans les projets de coopération seront courant 2015.
Plus d’info : Rapports disponibles sous www.federeso.ch > thématique souveraineté alimentaire
Lire l’excellent dossier de SOS-Faim sur 50 ans d’évolution de la coopération dans l’agriculture (Défi Sud no117-fév-mars 2014) :
http://www.sosfaim.be/pdf/publications/defis_sud/117/defis-sud-cinquante-ans-sosfaim-complet.pdf
[1] En collaboration avec le Comité Ouest‐Africain des Semences Paysannes (COASP), l’association Biodiversité Echange et Diffusion d’Expériences (BEDE), ACRA CCS, New Field, ASW, Copagen et Usc Canada.