Le Conseil fédéral a publié son contre-projet à l'initiative de l'Union Suisse des Paysans. Au delà des aspects pernicieux liés à sa volonté de favoriser l'accès aux marchés internationaux (voir édito), nous souhaitons également analyser les conséquences qui découleraient de la lettre c «favoriser une agriculture et un secteur agroalimentaire compétitifs».
Nous nous méfions du terme «compétitif», car il permet toutes les dérives. En son nom, le Conseil fédéral pourrait faire des choix très discutables pour l’agriculture. Comme définition nous trouvons par exemple dans le Larousse: «compétitif: qui offre ses produits à un prix tel qu’ils peuvent faire concurrence aux autres produits similaires sur le marché». Il y a de quoi s’inquiéter dans la tendance actuelle de notre économie.
Dans son argumentation, le Conseil fédéral affirme que «les entreprises de la filière doivent réaliser d’excellentes ventes sur le marché pour générer une valeur ajoutée. Pour ce faire il convient de recourir aux possibilités de différenciation des produits par la qualité et de réduction des coûts pour renforcer considérablement la compétitivité de l’agriculture et de la filière agro-alimentaire, une démarche décisive dans un contexte de protection douanière des produits agricoles et dans la perspectives d’un rapprochement accru des marchés».
Si nous analysons ces quelques phrases nous voyons poindre une politique fiction qui ira droit dans le mur. L’agriculture suisse génère de la valeur ajoutée; mais pour l’heure elle est essentiellement captée par le secteur aval de l’agriculture. Car notre marché est en situation d’oligopole ou deux acteurs, Coop et Migros, commercialisent -et transforment en partie- 80% des produits agricoles suisses. Cette inégalité des forces dans les négociations entre les différents acteurs du marché est observée sans réaction de la part de l’Etat. Pire, la Commission de la concurrence (Comco) passe son temps à donner son blanc-seing à tous nouveaux rachats d’enseignes par les géants orange du commerce du détail suisse. Ainsi, si nous voulons espérer une répartition équitable de la valeur ajoutée à chaque maillon de la chaine -des travailleurs de la terre aux consommateurs finaux- il faut un recadrage du marché par l’Etat. Car «la force de la communauté se mesure au bien être du plus faible» (cf Préambule de la Constitution suisse et non essai économique de Karl Marx...). En ce qui concerne la différenciation des produits par la qualité, nous osons affirmer que l’agriculture suisse a fait des efforts considérables dans ce domaine. Pensons aux vins suisses (d’ailleurs largement concurrencés par des importations toujours plus massives), aux fromages, aux céréales écologiques etc. Mais cette différenciation doit être accompagnée et réellement soutenue par les collectivités publiques. Or, si nous prenons pour exemple certaines tentatives de différenciation par le marché, couplées à une captation de la valeur ajoutée pour les premiers maillons de la chaine (petits abattoirs, fromageries paysannes, moulins), il n’est pas rare que de nouvelles normes ou règlementations mettent en péril l’essor de ces projets novateurs en main des paysans. Car ils pourraient être une menace à terme pour la vague orange? C’est ce que vivent déjà nos collègues paysans européens où les normes pour la transformation artisanale des produits sont bien trop souvent calquées sur les besoins/exigences des processus industriels.
Quant à la réduction des coûts, hormis que cet objectif soit au programme des réformes agricoles depuis 20 ans et qu’il n’a jamais été atteint, nous osons sourire au vu de la récente évolution du franc suisse par rapport à l’euro. Veillons-nous des miroirs aux alouettes! Nous vivons dans des conditions cadres qui ne sont pas comparables à celles de nos collègues européens et il faut l’accepter. Vouloir atteindre des coûts et des prix similaires, c’est se leurrer. Nos coûts reflètent le niveau de vie suisse, il ne peut en être autrement.
Enfin, plus loin, le Conseil fédéral ose écrire que pour parvenir à cette compétitivité il faut «avoir une charge administrative aussi faible que possible pour les exploitations». Après l’effet PA 2014-17, nous osons parler de mauvaise blague. Ainsi, ces «belles paroles» du Conseil fédéral n’ont rien de séduisant. Le contre-projet tel que proposé doit être rejeté purement et simplement. Uniterre prendra part à la consultation à ce sujet. Mais nous affirmons qu’au vu du peu de cas que les autorités ont fait des consultations passées, le meilleur moyen de pression pour jeter ce contre-projet aux oubliettes est de signer et faire signer massivement l’initiative «Pour la souveraineté alimentaire. L’agriculture nous concerne toutes et tous». Nous subissons aujourd’hui déjà les effets négatifs d’une tournure de phrase si peu innocente de l’article 104 actuel de la Constitution «La Confédération veille à ce que l’agriculture, par une production répondant à la fois aux exigences du développement durable et à celles du marché, contribue substantiellement...». Il aurait suffit de citer le développement durable qui, dans sa définition originale, appelle à un équilibre savant entre écologie, social et économie. Mais non, il a fallu rajouter «les exigences du marché» pour contenter certaines forces et acteurs politiques. Le résultat est celui-ci: depuis 1996, date de l’entrée en vigueur de l’article constitutionnel, plus de 24’000 exploitations agricoles (-30%) et 60’000 emplois (-27.5%) ont disparu dans l’agriculture en Suisse. Coop et Migros vivent eux des jours heureux. Quant aux petits transformateurs locaux, ils se sont fait bouffer. Seuls certains renaissent de leurs cendres dans les régions où les collectivités publiques se donnent les moyens d’une économie locale.