Un contre projet dangereux
Ce nouvel article 102a du Conseil fédéral a clairement pour objectif d'ancrer dans la Constitution les accords de libre-échange en vue de compléter l'approvisionnement du pays. Or, si Uniterre est bien conscient que la Suisse n'est pas autosuffisante et que les importations de denrées alimentaires demeurent nécessaires -mais doivent absolument être subsidiaires à une production indigène renforcée- celles-ci ne doivent pas être effectuées sous un régime de libre-échange.
De notre point de vue, les échanges internationaux doivent se baser sur un commerce équitable qui deviendrait, à moyen terme, la norme. Les accords de libre-échange qui constituent la base d’une concurrence effrénée entre agricultures incomparables, ne font pas partie d’une telle vision. Sachant que la Suisse importe près de 45% de ses denrées alimentaires, sans avoir un article constitutionnel favorisant spécifiquement les importations, nous ne voyons aucune utilité à entamer une démarche accentuant encore cette tendance.
Plutôt que de se limiter à la sécurité alimentaire, en tant qu’organe politique, le Conseil fédéral devrait en premier lieu se questionner sur la souveraineté alimentaire qui définit les conditions politiques nécessaires à des politiques agricoles et alimentaires durables, rémunératrices pour les paysans, respectueuses de l’environnement et des animaux, à l’écoute des attentes de notre population et soucieuses des besoins des autres populations.
Un rapport explicatif trompeur
L’argumentaire du Conseil fédéral basé sur la sécurité alimentaire se sert du discours du «tout sécuritaire» pour tenter de faire passer son projet. Pour lui, il y a nécessité d’avoir accès à des produits alimentaires, quel qu’en soit le prix. Malgré le fait que le rapport évoque le souhait de s’approvisionner en denrées alimentaires importées respectant des normes que nous aurions définies en Suisse, il précise quelques pages plus loin que l’instrumentaire légal/commercial international fixé dans les accords (OMC, UE, AELE et bientôt TTIP ??) laisse une marge de manoeuvre extrêmement étroite pour agir. Au vu du peu d’empressement du Conseil fédéral à se distancer d’accords commerciaux signés -et pourtant renégociables en cas de nécessité-, gageons que son interprétation sera a l’avenir: «marge de manoeuvre nulle».
Par ailleurs, le rapport explicatif brosse un tableau positif des mesures prises ces dernières années tels que le nouveau système des paiements directs, la charte et la stratégie qualité, les désignations de provenance etc. Il relève quelques ombres au tableau telles que les pertes de terres cultivables, mais il ne parle tout simplement pas des paysans et de leur situation financière qui ne cesse de s’aggraver! Ils sont tout simplement absents de ce rapport. Depuis la votation de l’article 104 de la Constitution dédié à l’agriculture multifonctionnelle en 1996, la Suisse a perdu 24’000 exploitations (-30%) et 60’000 emplois (-27%). Pour la majeure part des exploitations encore en «mode survie», la situation ne s’est pas pour autant améliorée. Preuve de l’inefficience de notre politique agricole. Constat qui devrait pour le moins également alarmer les politiques.
Le rapport se penche sur les questions internationales et évoque certaines causes ayant entraîné la volatilité plus fréquente des pri, mais se garde bien d’évoquer la «spéculation» sur les denrées alimentaires dans ses explications. Simple omission? Nous osons en douter au vu de sa récente prise de position négative sur l’initiative populaire Stop à la spéculation sur les denrées alimentaires» (jeunes socialistes suisses).
Concernant le passage évoquant la sous-alimentation nous nous permettons de rectifier que ce ne sont pas principalement les couches les plus pauvres des zones urbaines qui souffrent de la faim puisque des rapports successifs de la FAO démontrent que les personnes souffrant de la faim sont, pour 70% d’entre elles, situées en zones rurales et parmi elles une majorité sont des paysannes et des paysans. Ainsi, celles et ceux qui produisent de la nourriture ne mangent pas à leur faim. Corrigeons également le rapport à ce niveau en rappelant que lors de la crise alimentaire de 2008-2009, nous avions atteint le milliard de personnes souffrant de la faim. Même si ce chiffre a depuis baissé, nous ne pouvons affirmer, comme le fait le Conseil fédéral, que dans les 20 dernières années, les personnes souffrant de la faim ont diminué de 200’000 individus.
Quant à son affirmation de la nécessité de plus de compétitivité et de qualité, les paysans suisses ont fait plus que preuve de leurs efforts. Sans en être réellement récompensés. Depuis des années, le Conseil fédéral parle de créer de valeur ajoutée sur le marché; et laisse les acteurs économiques en faire la répartition. Dans une situation de duopole comme nous la vivons en Suisse, il est illusoire d’espérer qu’une part juste de cette valeur ajoutée revienne aux premiers maillons de la chaine. Et il est fort fréquent que quand ces derniers s’organisent pour récupérer cette fameuse valeur ajoutée sur la ferme ou tout au moins sur le plan régional, des mesures administratives ou des rétorsions déguisées sous la forme de mesures d’hygiène calquées sur un système industriel fassent capoter les projets. Ainsi, depuis des années, le ciseau des prix aux producteurs et aux consommateurs ne se resserre pas. Car la valeur ajoutée est captée par les intermédiaires et les dindons de la farce sont les familles paysannes, leurs employé-e-s et les consommateurs. Rien dans le rapport n’évoque le besoin ou la volonté de changer cet état de fait. Quant aux solutions visant à améliorer la compétitivité en passant par la réduction des coûts ou des charges administratives, les 20 dernières années nous ont prouvé que cela était peine perdue.
Par ailleurs nous ne pouvons pas admettre l’affirmation selon laquelle le niveau des prix suisses à la production et à la consommation soit avant tout lié à la protection à la frontière! A moins que le rapport n’entende par là l’ensemble de la protection de l’économie suisse. Il faut tout de même rappeler qu’en ce qui concerne les prix à la production, ceux-ci sont plus élevés dans notre pays essentiellement en raison des normes de production plus sévères, des conditions géographiques difficiles et des coûts de la vie plus élevés. Le vétérinaire, l’architecte, le plombier, les assurances maladies, le prix des terres et des locations sont ceux du contexte suisse et non grec ou kenyan... Cela n’a que peu à voir avec des taxes à la frontière ou des contingents tarifaires.
Il y a dans le rapport une volonté de présenter la protection à la frontière comme un mal alors que celle-ci est là pour réguler de manière intelligente le flux de marchandises et pour s’assurer que les choix politiques définis en Suisse soient respectés. Un peu plus bas, le rapport assène «si les prix à la production soutenus par les politiques agricoles peuvent accroitre l’offre à court terme, ils présentent à plus long terme un risque, car ils vont à l’encontre des incitations à suivre l’évolution des marchés internationaux et à améliorer la compétitivité et l’innovation»!!! Nous ne pouvons qu’encourager le Conseil fédéral à relire le rapport de l’IAAST (rapport mondial sur l’agriculture paru en 2008), dont la Suisse est signataire, qui précise bien que « le business comme il a été pratiqué jusqu’alors n’est plus une option et qu’il faut changer de paradigme ».
Les familles paysannes suisses ne demandent pas grand chose. Elles souhaitent obtenir des prix pour leurs produits de qualité qui couvrent leurs coûts de production et que ces prix ne soient pas calqués sur l’évolution des marchés internationaux (10% de surplus de la production mondiale ne sont en aucun cas une référence scientifique pour fixer des prix!)
En bref, si l’article constitutionnel 102a est à rejeter purement et simplement, nous nous permettons d’ajouter que le rapport explicatif mérite un renvoi aussi sec. Il n’est pas acceptable qu’un rapport soit constitué d’autant de contre-vérités et d’inexactitudes.