Le licenciement brutal de 24 cadres d'Agroscope au mois d'avril n'a été qu'une étape dans la réorganisation d'Agroscope. Selon M. Lehmann, directeur de l'OFAG ce processus ne pouvait pas se faire de manière 100 % démocratique, sinon il aurait essuyé des blocages depuis le début. Dans cette réorganisation la question de la prise de décision reste cependant essentielle. Est-ce que le Conseil de la recherche agricole par exemple, est plus qu'une simple chambre d'enregistrement et comment y garantir une représentativité plus grande ?
Malheureusement, il faut craindre que le démantèlement de la recherche agricole en Suisse ne s’arrête pas là. Est-ce que cela est vraiment surprenant, sachant qu’Agroscope est dépendant de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), subordonné à son tour au Département de l’Economie, de la recherche et de la Formation ? Ce département semble plus préoccupé par certains intérêts à très court terme de la place financière suisse, des industries bâloises ou encore de Nestlé que de vouloir défendre et développer des outils au service de l’agriculture paysanne. Le fait que ce soit le contrôle fédéral des finances qui a exigé une réévaluation de la recherche agricole semble également peser dans les choix qui sont actuellement faits au niveau de la direction stratégique de la recherche agricole.
Tout le monde, y compris l’OFAG s’accorde à dire que les systèmes alimentaires ont des défis majeurs à relever. Parmi ceux-là on peut citer la réduction de l’impact climatique du système alimentaire, l’adaptation aux effets du changement climatique, la réduction de l’utilisation des pesticides et des antibiotiques et l’amélioration de la rentabilité des fermes en optimisant l’efficience des ressources et en améliorant la création de plus-value au niveau de la production.
Il est évident qu’au niveau de la recherche cela nécessite des moyens et des efforts importants. Comment comprendre alors que la part allouée à la recherche publique agricole diminue et qu’Agroscope est soumis à une cure de réduction des moyens ? La recherche agricole, même élargie à l’ensemble du système alimentaire reste un parent pauvre de la recherche publique. Sur un budget de recherche global d’environ 4 milliards de Francs annuels dépensés par la Confédération approximativement 350 millions de Francs sont destiné à cette recherche (y compris EPF, Université, HES et établissements de recherche). Agroscope pour sa part ne dispose actuellement que d’un budget de 181 million de Francs, mais des coupes annuelles supplémentaires de l’ordre de 7-8 millions sont programmées. La part du privé au financement des projets de recherches s’élève actuellement à 12 %. Au vu des orientations stratégiques prises et des développements de ces dernières années, on peut raisonnablement supposer que la recherche fondamentale, l’investissement dans la technoscience, ainsi que la course aux publications dans des revues scientifiques supplanteront la recherche appliquée liée à la réalité agricole.
Agroscope a une riche histoire de contribution à la production agricole suisse et à l’avancement et à la diffusion de connaissances agronomiques. Tant au niveau des contrôles sanitaires et de qualité, que de la sélection végétale elle a eu des succès qui ont fait sa renommée. (Sélection céréalière et fourragère, l’obtention de nouveaux cépages destinés à la viticulture, de variétés de fruits ou de légumes). Malheureusement des pans entiers au niveau de la recherche variétale (p.ex. culture fruitière ou maraîchère) ont déjà été abandonnés. Malgré cela un nombre important de recherches dans de nombreux domaines sont toujours effectuées. Récemment cependant une série de projets controversés noircissent ce tableau. Nous en citerons quelques-uns : le traitement erroné des données comptables dans le calcul de revenu agricole ; l’étude d’impact environnemental de la viande produite au pâturage qui serait plus élevé que l’engraissement à la crèche, étude mandatée par Micarna ; l’accompagnement scientifique de la nouvelle politique agricole 14-17 (découplage production et paiements directs, séparation entre production alimentaire et « production d’écologie », critères de définition UMOS), les études sur la coexistence avec des organismes génétiquement modifiés (PNR 59).
La mise en place du site protégé de Reckenholz mériterait un chapitre complet tant ce site est une absurdité dans un pays dont la population et l’agriculture sont opposés à l’utilisation des organismes génétiquement modifiés dans leurs champs et leurs assiettes. Il semble évident que les moyens y sont très mal placés et que cet entêtement à imposer une technique qui dépossède les paysans et les populations des semences est malvenu et met en cause la neutralité scientifique. Actuellement les expériences de modifications génétiques y sont menées sur pommes (résistance au feu bactérien), sur blé (résistance à la rouille du blé et modification d’une protéine augmentant l’absorption de saccharose) et sur patates (résistance au mildiou).
D’une manière plus générale la question de la recherche se pose dans son lien à un système de production. Le développement de l’agriculture paysanne, de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie suppose un fonctionnement plus démocratique au niveau de la recherche. Dans ce contexte, les declarations de M. Lehmann sont particulièrement mal à propos. Il existe en effet un lien direct entre les connaissances produites par la science agronomique et l’agriculture industrielle. La philosophie implicite est que l’homme peut et doit dominer une nature, dont il ne se sent plus partie prenante. Cette croyance prétend que la science peut tout reconstituer artificiellement ce qu’elle détruit, comme la fertilité des sols, trouver de nouvelles molécules quand les anciennes perdent de leur efficacité, modifier l’ADN des plantes pour leur faire produire un insecticide. En fait, ces recherches ne sont utiles que parce qu’elles répondent aux finalités de l’agriculture industrielle. En effet, dans la majeure partie des cas l’agriculture paysanne a ses propres réponses aux difficultés rencontrées dans la pratique.
La fameuse affaire du purin d’orties interdit en France est à cet égard emblématique. La biopiraterie est un vol de matière première biologique, de ressources génétiques, mais aussi des connaissances liées à l’usage de ces ressources. La dérégulation économique orchestrée par les Etats et les grandes compagnies multinationales est basée sur les principes suivants : le savoir traditionnel est une affaire commerciale puisqu’il a une valeur économique ; il relève du domaine privé et puisqu’il y a des propriétaires, il peut et doit donc être régi par le droit de propriété intellectuelle.
Une remise en cause fondamentale des priorités et des démarches de la science conventionnelle sont nécessaires. Il faut un changement de paradigme dans les systèmes de connaissance, tant en terme de contenu, que de formation et de transmission. La reconnaissance des savoirs traditionnels en tant que savoirs scientifiques à part entière permettrait non seulement d’enricher nos connaissances en les faisant reposer sur des assises plus larges, mais aussi d’interroger les fondements et les pratiques scientifiques dominantes. A cette condition, les connaissances scientifiques modernes sont utiles. Les agronomes et les techniciens agricoles qui travaillent dans le cadre de l’agroécologie pour des systems alimentaires durables avancent pas à pas, de concert avec les paysans. Pour cela il faut une démocratisation de la recherche et un dialogue respectueux entre les scientifiques et les paysans.
Les seules solutions technologiques sont insuffisantes car la science est un processus participatif, dans lequel les paysans et les citoyens occupent une place centrale. Au lieu d’être les bénéficiaires passifs des « retombées » du développement ou du transfert des technologies, les producteurs d’aliments et les citoyens décident. Ces stratégies comprennent l’adoption de pratiques de production alimentaire permettant de refroidir la planète et de nous aider à nous adapter au changement climatique, le développement de formes participatives pour le partage des connaissances et le développement des réseaux d’expérimentation entre paysans, la reconnaissance du rôle central des femmes dans l’agroécologie, les initiatives pour rendre les régions rurales attractives pour les jeunes, le renforcement des organisations de producteurs et des économies locales, la construction d’alliances et le combat pour des politiques spécifiques permettant une production et une consommation agroécologiques.
Un monde avec suffisamment de nourriture saine pour tous, produite par des personnes en bonne santé dans un environnement sain. Les personnes deviennent des acteurs gràce à un ancrage local et à un encouragement ciblé de la responsabilité individuelle. Ainsi en nous aidant à nous aider, on élabore et réalise ensemble des débuts de solution en direction d’un système alimentaire durable. A tout cela la recherche agricole peut apporter sa part.
Rudi Berli
article publié dans le Journal d’Uniterre - septembre 2016