Le prix rémunérateur est le prix qui permet dans un espace économique donné de couvrir les coûts de production (intrants, charges structurelles et financières, capacité d'investissement) et de rémunérer correctement le travail fourni. Par rémunération correcte et équitable on entend une rémunération qui correspond au moins à la moyenne des revenus de la région. C'est par ailleurs un tel revenu auquel les paysannes et les paysans ont droit selon la Loi fédérale sur l'agriculture (LAgr) art.5.
Or il n’en est rien en Suisse, le revenu moyen d’un paysan ou d’une paysanne est en 2015 de 44’600.- Fr comparé aux 66’000.- Fr de revenu moyen de la population. Le revenu paysan se situe donc 35 % en dessous de cette moyenne. Ceci alors que la charge de travail, en terme de durée de travail, est de près de 25 % supérieure à cette même moyenne. Dans le secteur du lait industriel, le prix aux producteurs ne couvre même pas les frais de production hors travail qui se situent en moyenne pour une exploitation en plaine à 0,67 Fr/kg alors que de très nombreux producteurs se retrouvent avec une paie de lait qui affiche un prix autour des 0,50 Fr/ kg ! En plaine le prix du lait rémunérateur minimal est de Fr 1.-/ kg. Ces chiffres se fondent sur les analyses de la station fédérale de Hohenrain et de Tänikon. On est donc très loin d’une agriculture rémunératrice. Mais pourtant on continue de nous parler de durabilité ! Est-il nécessaire de rappeler que la durabilité se fonde sur les trois aspects : économique, social et environnemental... ?
« Louvoiements »
Et pourtant nous trouvons tant dans l’administration fédérale que dans certaines organisations paysannes de « défense professionnelle » de nombreuses personnes qui font tout pour ne pas prendre en compte la justesse de la revendication d’un prix rémunérateur. Ces personnes revêtent d’ailleurs souvent de doubles casquettes, soit en étant rémunérées par un acheteur, un transformateur, soit en étant au bénéfice d’une situation économique confortable loin de la réalité de la production.
Certains prétendant ainsi que le prix rémunérateur pour un produit est un prix subjectif et renvoient à la loi de l’offre et de la demande.... D’autres renvoient la discussion à une stratégie individuelle d’entrepreneur ou encore à la compression des frais de production. Enfin tous les arguments sont bons pour ne pas parler d’un prix rémunérateur minimal par filière et par zone de production. Dans ce genre de « défense professionnelle paysanne » on peut entendre que le revenu est influencé par de nombreux facteurs, qu’il n’y a que des cas particuliers et que dans une économie de marché il y a toujours un vendeur et un acheteur ou d’autres platitudes du genre. D’autres encore disent qu’à partir du moment où les coûts sont couverts on peut parler de prix rémunérateur, ou que le prix rémunérateur est le meilleur prix du marché... ! Ou alors on nous parle de perspectives d’amélioration, mais en relativisant immédiatement car les facteurs environnants sont instables....
La sacro-sainte loi du marché
On est là en plein coeur du grand mythe du « marché » et de ses « lois ». Le marché est présenté comme une entité monolithique, alors qu’il existe au coeur des sociétés humaines sous des formes variées. Le marché alimentaire n’est pas un marché de croissance. Les quantités d’aliments consommées évoluent très peu et très lentement. Les besoins, ou la demande, sont parfaitement prévisibles et ne peuvent pas croître au-delà de la satiété. D’où la double nécessité de transparence et de contrats de production et d’achat définissant des qualités, des quantités, des prix, le calendrier et le paiement des acomptes pour chaque production à réaliser. Là encore une exigence dont la mise en place ne coûterait rien, sinon du courage politique. En revanche, un tel processus de négociation entre la demande et l’offre rapporterait en termes d’efficience économique. C’est l’ensemble de ce marché, de la demande, de son évolution et des capacités de production au niveau local qui doivent être transparents et là encore il y a effectivement un besoin d’action de la part de l’administration. La gabegie au niveau du marché laitier en est la parfaite illustration.
Un autre problème important du « marché » et l’externalisation des coûts sociaux et environnementaux qui sont cruciaux aujourd’hui à une époque où l’activité économique humaine menace les équilibres planétaires.
Le Conseil fédéral et l’administration ont également fait preuve d’une mauvaise foi impressionnante sur la question de l’équité et d’une agriculture rémunératrice dans le message publié sur l’initiative « pour la souveraineté alimentaire ». Rappelons que cette dernière demande de favoriser une agriculture paysanne rémunératrice (al.1) et demande à la Confédération de soutenir la création d’organisations paysannes visant à assurer l’adéquation entre la production agricole et les besoins de la population (al.5a) et de favoriser la détermination de prix équitables dans les filières (al.5b). Apparemment il faut rappeler à l’administration qu’un prix rémunérateur est un prix équitable selon la Lagr art.5. Le marché alimentaire a besoin d’organisations paysannes démocratiquement constituées pour négocier un cadre pour les contrats de production avec les acheteurs. Il y a un rôle de soutien et de garant à jouer pour la Confédération. Les mesures d’entraide dont il est question dans l’art. 9 LAgr ne doivent bénéficier qu’à des organisations qui peuvent faire valoir un fonctionnement démocratique et une représentativité paysanne légitime. Il faut rappeler à la Confédération qu’au sein d’une interprofession, les différents acteurs, acheteurs, transformateurs, distributeurs et producteurs constituent chacun un groupe qui veut par une action concertée influencer le prix du marché. C’est le propre d’un marché ! Selon le message du Conseil fédéral la garantie de la liberté économique empêcherait toute intervention pour garantir un équilibre des rapports de force au sein de ces interprofessions par le soutien à la création d’organisations paysannes.
Marché biaisé
Le rapport de force sur le marché suisse est totalement biaisé. Il y a deux grands groupes de distribution qui contrôlent 80 % du marché, ensuite une poignée de gros transformateurs et d’acheteurs à l’échelon premier, face à une offre paysanne complètement et volontairement morcelée, divisée et systématiquement mise en concurrence. Les détracteurs du prix rémunérateur en font toujours abstraction en niant l’existence d’un déséquilibre violent de pouvoir sur le marché.
Sur la base des études de coûts fournies par les stations fédérales de recherche, des prix rémunérateurs minimaux par situation géographique (plaine, colline, montagne) et par filière doivent pouvoir être revendiqués par des majorités des producteurs d’une filière. Selon le Conseil fédéral il faudrait des fonds publics supplémentaires pour pouvoir garantir une agriculture rémunératrice. Il faut à ce titre relever que les baisses de prix aux producteurs ne sont que très peu répercutées sur le prix à la consommation. De plus, une compression des marges d’un système de distribution trop gourmand permettrait de maintenir grosso modo le niveau des prix à la consommation, qui par ailleurs est excessivement bas en terme du pourcentage des dépenses des ménages dédié à l’alimentation. Le revenu paysan doit provenir en premier lieu de la vente d’un produit de qualité pour lequel il reçoit une juste et équitable rémunération. Les paiements directs doivent être une rémunération accessoire pour des services fournis à la société que le marché ne rétribue pas. A ce titre ces derniers sont un des facteurs de rémunération.
En conclusion il est vraiment important que les prix rémunérateurs chiffrés soient mis sur la table et connus du public.Selon les calculs d’Uniterre, pour les cultures céréalières, oléagineuses et protéagineuses nous devons réaliser en moyenne un chiffre d’affaire entre Fr. 4’000 et 5’000.-/ha pour pouvoir, dans une exploitation de plaine moyenne, réaliser un revenu équitable. C’est cette base qui permet de fixer un prix rémunérateur minimal pour ces cultures.
Rudi Berli
paru dans le Journal d’Uniterre - mars 2017