Le mois de février voit traditionnellement revenir les bonnes fraises de saison, fraîches et juteuses, parfumées, dans les étals de nos maraîchers.... Ah pardon, petite erreur, je recommence : le mois de février fait traditionnellement revenir dans les rayons des grandes surfaces les fraises d'Espagne, pâles, anémiques, forcées sous serre, cultivées par la main d'oeuvre bon marché débarquée du continent africain, gonflées aux substances chimiques diverses et véhiculées sur des milliers de kilomètres pour satisfaire nos papilles. Enfin, satisfaire, c'est beaucoup dire. Tout au plus satisfont-elles notre petite envie de voir le printemps revenir après l'hiver
Sur les réseaux sociaux, la fraise espagnole continue de faire débat. Je ne me doutais pas qu’on pouvait vraiment en débattre, et pourtant. Une cliente d’une grande surface terriblement bien connue a signalé par le biais d’une photo volée en rayon le retour des fraises, disposées en rangs d’oignons sous un panneau arborant fièrement la mention « de saison ». La saison des fraises n’est, semble-t-il, pas la même pour tout le monde. Le réchauffement climatique, dramatique il est vrai, n’est pourtant pas (encore) aussi prononcé...
Un florilège de commentaires s’en est suivi. Grâce au pseudo-anonymat de Facebook, nous avons pu lire de tout. Certains n’ont pas manqué de faire remarquer, non sans une belle ironie, que c’était surtout la saison de la St-Valentin, d’où la présence de fraises. Beaucoup se sont offusqués. Plusieurs ont relevé qu’il suffit, comme l’avait dit Coluche, de ne plus en acheter pour que ça ne se vende plus, et donc qu’il n’est nul besoin d’en faire tout un fromage sur les murs virtuels.
Mais personnellement, ce qui m’a le plus frappé, c’est la réaction suivante : un nombre non négligeable d’internautes se sont réclamés de la liberté de consommer « ce que je veux, quand je veux ». Sans aucune considération pour l’impact écologique, les abominations sociales ou tout simplement l’incohérence de trouver des fraises en hiver. Et sans non plus trop se soucier des astuces marketing employées par les grandes surfaces pour nous faire avaler des couleuvres.
Le consommateur d’aujourd’hui ne peut que difficilement expliquer son choix par l’ignorance. La problématique de la fraise espagnole n’est pas nouvelle et nombreuses sont les organisations à dénoncer un système absurde. Nous savons toutes et tous que ces cultures hors saison sont immensément gourmandes en énergie, en eau, en traitements phytosanitaires... Les ouvriers sont exploités, logés dans des conditions désastreuses et pour un salaire misérable. Et c’est ensuite la valse des camions pour acheminer en Suisse le précieux fruit rouge (enfin, plutôt blanchâtre à vrai dire...). C’est donc en parfaite conscience que de nombreux clients font le choix de consommer en hiver un fruit qui n’atteint sa maturité en Suisse qu’au mois de juin. En parfaite conscience qu’ils mangent un aliment dont les teneurs en substances chimiques sont plus élevées que ce qui est toléré en Suisse. Et en parfaite conscience qu’ils cautionnent les conditions de travail déplorables des ouvriers sur place. Et quand enfin arrive le beau mois de juin, la fraise perd de son attrait. Quelle offense pour les producteurs helvétiques qui se sont donné du mal depuis de longs mois pour l’amener à maturité !
La liberté individuelle l’emporte ainsi largement sur les considérations éthiques. Le plaisir personnel avant tout ! L’aspect financier est aussi un argument fréquemment invoqué. Malgré les longues distances, la fraise étrangère arrive sur le marché suisse à un prix défiant toute concurrence. Au sein de notre syndicat, le travail ne risque pas de manquer de sitôt ! Défendre la production locale et respectueuse de l’environnement, même si elle n’est pas forcément bio, faire comprendre aux consommateurs que la main d’oeuvre suisse coûte plus cher pour une bonne raison, encourager à consommer selon le calendrier des saisons parce que cela est finalement bénéfique à tout le monde... Oui, la problématique de la fraise espagnole n’est pas nouvelle. Et tant qu’il le faudra, nous continuerons de dénoncer un système qui ne profite qu’à une poignée d’intermédiaires, comme c’est le cas dans la plupart des filières de production.
Et si un autre argument s’avérait nécessaire, il suffit de remonter d’environ 6 semaines : les grandes surfaces du Royaume-Uni se retrouvaient à affronter la « lettuce crisis », alors que les cultures maraîchères espagnoles se noyaient sous la pluie et la neige. On en est venu à rationner la quantité de légumes que chaque client pouvait acheter au cours d’un passage au magasin. J’ai envie de dire que ce fut au final une excellente chose. Il est toujours bon de rappeler que l’alimentation, si abondante soit-elle sous nos latitudes, n’est pas une garantie absolue. En cas de pénurie, et avec les changements climatiques, chaque Etat doit pouvoir compter sur une production indigène fiable. Celle-ci ne sera possible que si l’on reconnaît enfin que les producteurs doivent pouvoir vivre de leur métier pour continuer de l’exercer.
Vanessa Renfer, section Uniterre Neuchâtel
paru dans le Journal d’Uniterre - mars 2017