La Ferme de la Touvière, bien connue des mélomanes genevois pour y avoir accueilli jusqu'en 2015 le Festival Amadeus pendant plus de 25 ans, est située à Carre d'Aval près de Genève et s'étend sur une cinquantaine d'hectares en partie loués. La famille Corthay y est installée depuis plusieurs générations. A partir de 2014, ce domaine va vivre une mutation en profondeur.
Suite au départ de son fils Mathias âgé d’une trentaine d’années, Alexis (le père) ayant atteint l’âge de la retraite accepte avec une grande ouverture d’esprit de remettre le domaine en fermage à une équipe de huit jeunes exploitant·e·s. Découverte d’une expérience inscrite sous le sceau de la transition.
Le petit hameau que forme le Domaine de la Touvière à Carre d’Aval s’est transformé en profondeur ces 30 dernières années. D’abord l’unité du Domaine a été démantelée par la division successorale du patrimoine des grands-parents. Au début des années 2000, seules trois personnes habitaient encore ces magnifiques corps de ferme. Peu à peu des bâtiments sont rénovés et des familles s’y installent. Adultes et enfants animent dès lors cet espace idyllique de la rive gauche niché sur un coteau. En 2014, c’est le coup de tonnerre qui, aujourd’hui, est perçu par tous les concernés comme une opportunité unique. Mathias, agronome, a repris depuis quelques années la charge de la ferme et annonce à sa famille qu’il ne se sent plus d’assumer seul la responsabilité d’un tel domaine. Entre ses envies de vivre une expérience collective et la confiance familiale dont il se sent dépositaire, cela devient trop lourd à porter. Les nombreux contacts qu’il a tissés avec d’autres jeunes désireux de s’engager dans l’agriculture pendant ces quelques années de présence à la ferme permettent à Alexis d’envisager une autre option. Donner leur chance à des jeunes de vivre leur rêve, reprende un domaine et y développer plusieurs projets. Caroline, Edouard, Jeremy et Lorédan sont les premiers à relever le défi.
Un vivier incroyable
C’est en hiver 2014 que les premières séances entre jeunes se déroulent. Une trentaine de personnes sont présentes. Mais l’arrivée du printemps et les travaux entamés durant l’hiver (taille des vergers et de la vigne) ont raison de l’engagement de nombre d’entre eux. Seuls Caroline, Edouard, Lorédan et Jeremy confirment leur désir de rester. Jeremy se lance dans un CFC agricole et promet un retour dans les deux ans. Les deux frères Descombes jouent alors un rôle essentiel dans la réussite du projet. Paysans d’un village voisin, ils acceptent de reprendre pour trois ans le bail de la ferme laissant ainsi aux nouveaux venus le temps de s’organiser. Ils s’occupent des grandes cultures pendant que les 3 jeunes démarrent leurs activités dans les cultures spéciales. Parallèlement, Grégoire qui avaient passé quelques temps à la ferme, saisit l’opportunité de développer un projet de troupeau de chèvres laitières. Il lance un financement participatif pour trouver un peu plus de 300’000 francs nécessaires à la transformation d’un des bâtiments pour y accueillir le troupeau, la salle de traite et la fromagerie artisanale. Il est rejoint dans cette aventure par 3 chevrières, Sophie Hodel, Sophie Regard et Marianne.
Edouard, Jeremy, Alexis, Sophie R., Mariane, Grégoire et Zolt.
Alexis, comment vis-tu cette mutation ?
Alexis : Voici 3 ans que cette aventure a débuté et le temps est passé bien vite. Ces jeunes ont rapidement pris leurs marques et compris les réalités de la gestion d’un domaine agricole. Même en n’ayant aucune expérience comme chefs d’exploitation ils ont été en mesure de prendre les bonnes décisions aux bons moments. Ils ont de l’ambition et se sont tout de suite attelés à s’organiser pour être dans une réalité économique qui nécessite de remplir des charges importantes. Ils ont une production diversifiée et constante et ont largement prouvé leurs capacités à maîtriser les différentes difficultés liées aux cultures. Ils ont arraché le verger pour passer à des variétés résistantes, mieux adaptées à la production Bio. Ils ont poursuivi l’engagement de la ferme dans l’Affaire TourneRêve, initiative d’agriculture contractuelle qui regroupe une douzaine de fermes dans le canton. La force de mon fils Mathias a été de dire stop. Même si cela a été un tremblement de terre sur le moment, je suis heureux qu’il ait eu ce courage de renoncer plutôt que de s’enfoncer dans une reprise d’exploitation dont il ne se sentait plus capable d’assumer la responsabilité. Dans l’agriculture le poids des générations est pesant. Nos enfants reprennent quelquefois les domaines sans vraiment en avoir le choix. Les jeunes qui sont là n’ont pas le même lien avec l’histoire familiale, ils sont plus libres et la relation est ainsi plus « franche ». Et pour mon épouse Catherine et moi, c’est aussi plus simple, nous nous sentons moins « concernés » même si bien sûr nous souhaitons que cette équipe réussisse à relever le défi. Pour nous, ce qui était primordial, c’est que cette ferme puisse continuer d’exister et qu’elle ne soit pas démantelée une seconde fois. Je pense que les jeunes qui ne sont pas issus du monde paysan permettent de faire avancer les structures agricoles et évoluer la pensée liée à notre profession ; ils portent un regard nouveau sur ce que représente cette profession dans la société. Le monde paysan s’est accommodé du prêt-à-penser, il se sent investi d’un rôle monocolore défini par les instances agricoles et par la profession dans son ensemble, qui laisse peu de place à d’autres visions plus novatrices. Les néoruraux n’ont pas les « contraintes » des filles et fils de paysans, ils se sentent moins oppressés par le regard des autres, de leurs collègues, et sont ainsi plus à même d’ouvrir de nouvelles portes.
Edouard : La plupart d’entre nous avons une formation académique. Certains ont fait un apprentissage ou une formation supérieure en agronomie et nous avons tous fait plusieurs stages agricoles en Suisse ou en France. Personnellement, je suis arrivé sur ce domaine par la petite porte, n’ayant jamais pensé reprendre un si beau domaine. Avec ma compagne Caroline, qui avait étudié à Lullier, nous cherchions un hectare pour faire des herbes médicinales, du maraîchage et poser quelques ruches. De là à gérer un domaine d’une cinquantaine d’hectares il y a un sacré saut ! C’est un concours de circonstances et nos liens avec Mathias qui nous ont amenés où nous sommes. Nous étions comme un essaim d’abeilles qui s’est posé sur une branche bienveillante. La présence des frères Descombes dans cette aventure a rendu les choses possibles au moment où nous n’étions pas encore mûrs pour reprendre le bail. C’est aujourd’hui chose faite et ceci pour 20 ans ce qui n’est pas anodin. Nous avons créé la SàRL « Ferme de la Touvière ». La surface est composée de 3 ha de cultures spéciales, 17 ha de surfaces extensives - qui se situent autour des marais de Sionnet -, 1 ha de maraîchage, 24 ha de grandes cultures et 8 ha de patures pour les 27 chèvres qui sont arrivées en novembre 2016. Nous louons 10 ha de grandes cultures aux Descombes et 3 ha à la Coopérative « Chèvres de la Touvière ». Nous avons un contrat triangulaire entre la SàRL, les Corthay et la Coopérative des chevriers/·ères qui a elle aussi un contrat avec Alexis pour la location du bâtiment.
Sophie R. : Nous avons choisi la forme juridique de la coopérative car c’est celle qui correspondait le mieux à notre mode de fonctionnement et nous donnait une certaine liberté avec des parts sociales basses et un processus décisionnel horizontal. Par contre, celle-ci a le désavantage de nous couper des paiements directs que ce soit pour les surfaces ou pour les chèvres. Nous sommes 7 au comité de la coopérative. 4 chevriers, un des frères Descombes, un comptable et un ami agronome. Pour financer notre projet nous avons développé deux axes pour couvrir le budget de 300’000 francs. D’une part nous avons lancé un financement participatif ambitieux ; trouver des parrains qui acceptent de payer 3’000 francs par chèvre ou deux personnes qui se « partagent une chèvre » à part égale. En contre-partie, les parrains peuvent venir voir leur chèvre et nous organisons un repas annuel et un goûter pour les enfants. Nous allons mettre en place des matinées de formation sur les soins aux chèvres et la fabrication de fromage. Chaque parrain a droit à un fromage par mois. On estime que l’investissement des parrains correspond à 80% de dons et 20% de contre-partie. D’autre part nous avons aussi mis en place une « Cheese-bank » avec des prêts à 4% d’intérêts qui sont remboursés en fromage. Avec ce système nous avons atteint la somme de 220’000 francs. Nous avons reçu le 1er prix IDDEA (initiatives locales durables) récompensé par la Ville de Genève d’une valeur de 20’000 francs et reçu deux dons de fondations ainsi que 10’000 francs environ de dons privés. Il nous reste encore une partie à couvrir, mais nous sommes sur la bonne voie car il y a un véritable engouement de la population urbaine pour le système de parrainage, ils se sentent « appartenir à la ferme ». Par contre ce sera à nous de gérer les nombreuses visites qui pour le moment se succèdent à toute heure de la journée. Nous devrons à terme fixer quelques règles pour que nous puissions recevoir correctement les parrains à la ferme sans que cela soit une charge trop lourde pour nous.
Jeremy, comment êtes vous organisés au quotidien ?
Jeremy : Nous avons deux entités relativement distinctes : le projet des chèvres et les cultures. Nous nous retrouvons chaque deux semaines pour des réunions tous les 8 et chacune des entités à une réunion hebdomadaire. Nous mangeons tous les midi ensemble ce qui est une occasion pour partager des informations et des idées. Plusieurs d’entre nous ont des boulots annexes à temps partiel, nous ne sommes pas toujours tous présents sur la ferme. Nous avons une équipe, « l’Université du Nous », qui va nous accompagner pour trouver des outils d’organisation collective, pour partager l’information et gérer les éventuels conflits. Une première séance de travail est prévue prochainement. Actuellement nous avons tous la responsabilité d’un secteur. Par exemple je m’occupe des légumes de garde, Lorédan du petit maraîchage et Caroline et Edouard sont chargés de l’arbo et de la vigne.
Quels sont vos liens avec les autres fermes?
Jeremy : Pour le travail dit « politique » comme TourneRêve, il y a Caroline, Edouard, Greg et Marianne. Pour le Supermarché Paysan Participatif (prévu à Meyrin) c’est moi-même et Sophie. Ces activités sont importantes car elles nous permettent de rester en connexion avec l’extérieur, avec les autres collègues paysans et cela évite de nous noyer dans le travail de la ferme uniquement. Il est important de garder du temps pour ce genre de projets.
Alexis : J’apprécie qu’ils aient cette vision. Ma crainte dans ce genre de collectif c’est qu’ils se retrouvent déconnectés du « monde paysan ». Comment dès lors conserver une identification à la cause paysanne ? Alors qu’ils sont au démarrage d’un projet ambitieux, quelle sera leur marge de manoeuvre pour rester présents et actifs dans des organisations comme Uniterre et maintenir un lien avec les « autres » paysans ?
Jeremy : C’est quelque chose qui me touche et je souhaite m’engager dans le mouvement paysan. Même si aujourd’hui j’ai encore peu de temps pour m’y consacrer. Je veux pouvoir défendre le modèle paysan, être plus indépendant en tant que paysan vis-à-vis de certains acteurs tout en étant conscient de ma dépendance à la société.
Sophie R. : Il y a peut être aussi une histoire générationnelle sur les formes d’engagements. Des fois j’ai le sentiment que certains paysans engagés attendent plus de nous et nous ne voulons pas les décevoir. En même temps, sommes-nous vraiment moins militants ? Je crois beaucoup aux initiatives locales qui démontrent que cela peut marcher sans pour autant être investie dans des revendications plus globales, sur lesquelles j’ai moins de prise. On partage clairement les mêmes valeurs que les militants plus anciens, mais peut-être avons-nous une autre forme d’engagement ; on a l’impression d’oeuvrer dans le même sens, mais quelquefois on a le sentiment qu’ils trouvent que ce n’est pas suffisant bien que nous soyons à 200 % dans le lancement de notre propre projet. En tous les cas cela mérite réflexion !
Alexis : La question c’est de savoir quel type d’agriculture nous souhaitons promouvoir. L’USP ne défend pas les mêmes valeurs qu’Uniterre telles qu’elles sont définies dans celles de la souveraineté alimentaire. L’USP ne communique qu’en matière d’image-marketing, et accepte trop facilement de se fondre dans le creuset que lui forgent les milieux de la grande économie. Elle souffre d’un complexe d’infériorité et adopte trop souvent des attitudes de victime recherchant d’abord la reconnaissance de ceux dont elle dépend, alors que sa vraie mission consisterait à combattre les principes économiques qui ruinent ceux qu’elle prétend défendre. Sa vision de l’agriculture est à l’opposé de celle d’Uniterre pour laquelle l’agriculture représente le socle de toute société et ne saurait être assimilée et traitée selon les lois simplistes du libéralisme économique.
Jeremy : Prenons l’exemple du dossier de l’huile de palme : je suis contre ces importations car elles sont néfastes pour notre production de colza, mais si c’est pour que cette dernière serve à approvisionner Mc Donald en Suisse, ce n’est pas suffisant comme argument. Je veux qu’on puisse aller plus loin dans la réflexion de pourquoi et pour qui on produit. Avec notre projet, nous essayons de montrer l’exemple, de nourrir les gens avec des produits de qualité, locaux, nous mettons la souveraineté alimentaire en pratique, nous démontrons que cela fonctionne.
Zlot : Je suis stagiaire ici et ce que j’apprécie dans ce collectif c’est que nous retrouvons ce qui se passe ailleurs dans le monde. Des jeunes qui ont une vraie conscience du futur et de leur responsabilité, qui véhiculent certaines valeurs. Je pense que ces initiatives qui se multiplient mettent en avant de nouveaux modèles de travail plus collectifs et axés sur l’économie locale.
Alexis : Il est vrai que dans le contexte de l’usine à gaz que représente la politique agricole, des projets novateurs tels que ceux-ci peuvent permettre de faire évoluer la vision.
Sophie R. : Il ne faut pas oublier qu’une grande majorité de la population méconnait les réalités agricoles, même basiques tel que le fait que les chèvres doivent avoir un cabri pour produire du lait. Au-delà de cela, les visiteurs ne comprennent pas non plus pourquoi nous n’avons pas le droit à des paiements directs juste parce que nous n’avons pas la forme juridique adéquate, même si nous produisons des produits locaux de qualité, bio, dans le respect des ressources naturelles.
D’ailleurs voilà un sujet sur lequel un partage d’expériences serait utile. Je serais prête à capitaliser notre expérience et à transmettre à d’autres qui souhaitent s’installer tout ce que nous avons cumulé comme information dans notre quête de la forme juridique ou du financement. Nous avons vu des juristes indépendants ou chez Prométerre, nous avons rencontré l’administration, etc. Je suis impressionnée par la différence entre la Suisse et la France en ce qui concerne l’aide à l’installation. Chez nos voisins, il y a des « couveuses agricoles » qui permettent à des jeunes de tester leur projet professionnel pour 2 ou 3 ans chez des collègues paysans qui leur mettent à disposition un peu de surfaces, des outils et des bâtiments. Les régions ont des « cafés installations » offrant des espaces d’échanges d’expériences et de conseils et il y a les SAFER qui théoriquement doivent rendre le marché foncier plus transparent.
Alexis : Chaque jour, en Suisse, deux fermes disparaissent. Mais où sont-elles ? Comment sont-elles dissoutes dans d’autres structures déjà existantes ? Comment peut-on favoriser l’accès à la terre pour les jeunes ? Comment remettre ces hectares et ces bâtiments sur le marché ? Il est urgent de mettre en place des instruments qui régulent le marché des terres agricoles pour qu’elles ne contribuent pas uniquement à agrandir des unités de production déjà suffisamment dotées, mais soient le lieu d’autres expériences qui enrichissent la vie dans les campagnes au profit de toute la population.
S’il fallait tirer des leçons de cette aventure ?
Jeremy : Je ne conseille à aucun paysan de rester seul dans ce métier, c’est trop lourd. La preuve en est le nombre de suicides. Je n’envie pas le paysan qui est seul toute la journée sur son tracteur... Et à ceux qui veulent s’installer, je leur suggère d’avoir les oreilles grandes ouvertes et de ne pas craindre d’approcher les payans pour leur présenter leur projet. Beaucoup passe par le bouche à oreille et de belles choses peuvent émerger de simples rencontres.
Alexis : Je souhaite que nous puissions aussi assister à une évolution des structures juridiques agricoles qui favorise l’accès à celles et ceux qui veulent tenter autre chose. Plus l’agriculture sera diversifiée, plus elle s’ouvrira sur l’extérieur, plus elle sera crédible et plus elle aura de chances d’être reconnue dans son bien-fondé. Il faut faciliter l’accès aux moyens de production (terres, bâtiments, outils), c’est le seul moyen de féconder un patrimoine commun au profit de tous.
Edouard : Il ne faut pas avoir peur d’aller à la rencontre des paysans installés pour parler de son projet. Ceci pour éviter que les fermes ne soient démantelées car cela ne tient qu’à un fil. Il faut arriver au bon moment pour conserver autant de fermes possibles. Dire aux paysans qu’il y a de nouvelles formes à tenter, faire son expérience, redonner de l’humain, de la vie dans les fermes. Il faut espérer une flexibilisation de la politique agricole pour donner des chances aux jeunes de s’installer !
propos recueillis par Valentina Hemmeler Maïga
article paru dans le Journal d’Uniterre de janvier 2017
Pour en savoir plus : www.touviere.ch