vendredi, 29 septembre 2017

Article écrit par Jérôme Léchot suite à la campagne Denner "Fair zu den Bauern"


Dans une campagne publicitaire, Denner promet des produits bon marché – et des prix équitables aux paysans. Une contradiction ? Nous avons discuté avec Denner et appris une chose : cette pub est emblématiques des abîmes du commerce de détail.

« Trop cher ? Nous vous aidons » promettait Denner en mars. Avec un peu de chance, ceux et celles qui partageaient une photo avec #tropcher sur Facebook, Instagram ou Twitter obtenait l’article en question à un meilleur prix, voire gratuitement. Martina K. de Balsthal a posté sur zuteuer.ch une photo de ses achats avec le titre « famille de 5 personnes, nourriture trop chère ». Elle a reçu 177 « j’aime » de personnes qui sont d’accord avec elle ; seulement 3 personnes ne trouvent pas la/cette nourriture trop chère. Une action réussie pour Denner, qui se l’est offerte pour son 50e anniversaire, afin de redonner un nouvel élan à la mentalité « radin, c’est malin ».

En mai, Denner lançait sa prochaine campagne. Cette fois-ci, les affiches SGA arboraient le slogan « équité pour les paysans » avec, à l’arrière-plan, un tracteur archaïque qui roule vers un coucher du soleil. Avec cette campagne, Denner promet des prix équitables aux paysans. Et aux consommatrices, qu’elles peuvent acheter des produits bon marché sans mauvaise conscience. N’est-ce pas contradictoire ? Denner peut-il effectivement offrir des produits alimentaires bon marché à ses clients tout en rémunérant équitablement les paysannes et les paysans ?


Légende: Équité pour les paysans ?„Un écran de fumée pour les consommateurs qui permet aux distributeurs d’engendrer des profits sans retenue , écrit ainsi le syndicat paysan Uniterre dans une lettre à Denner et IP-SUISSE.


À notre question, Denner répond par la positive: « Grâce à la collaboration stratégique et durable avec IP-Suisse, les existences dans l’agriculture sont garanties pour aujourd’hui et pour les futures générations ». Denner serait en mesure d’offrir des prix bas « grâce à des structures légères et une logistique optimisée ».

Toutefois, « pour des raisons de concurrence », Denner ne veut pas indiquer concrètement, à l’exemple du prix du lait au producteur, ce qu’il faut comprendre par « équitable ». Seul chiffre divulgué par Denner : pour le Lait des prés d’IP-Suisse, les paysannes et les paysans reçoivent un supplément de quatre centimes par kilo de lait. Ces 4 centimes suffisent-ils pour garantir les « existences dans l’agriculture » ?


Tout le monde veut être équitable. Personne ne l’est.

Nous avons refait le calcul. Résultat : quatre centimes, ce n’est pas assez, et de loin pas. Tout simplement, parce que le prix de base est beaucoup trop bas avec 60 centimes par kilo de lait (moyenne 2015, Statistique laitière de la suisse 2015). Tellement bas qu’il ne couvre nullement les coûts de production. Selon le syndicat Uniterre, les coûts de production se montent à 98 centimes en zone de plaine. En zone de montagne, ils peuvent grimper jusqu’à 164 centimes par kilo. Donc, les 4 centimes supplémentaires par kilo ne suffisent même pas si l’on rajoute les 20 centimes de payement directs que les paysans laitiers reçoivent de la Confédération. Voici pourquoi plus de la moitié des 50 000 exploitations laitières de 1990 ont disparu.

Les survivants survivent grâce à deux stratégies. La première consiste à louer les terres de ceux et celles qui ont abandonnés et à miser sur des vaches à haute productivité en important des aliments concentrés. Ainsi, avec 3,5 millions de tonnes de lait par année, les 21 000 exploitations laitières produisent 0,5 millions de tonnes de plus que les 50 000 exploitations en 1990. Simplement, industriellement.

La deuxième stratégie, beaucoup plus importante, s’appelle auto-privation. Avec une charge de travail similaire à celle d’un médecin en chef, le quart inférieur des paysans en zone de pleine (production de lait, de viande et de cultures confondus) atteint un salaire horaire de 6.30 francs (Rapport agricole 2016), en zone de montagne, le salaire horaire est de 4.60 francs et en zone de colline 4.30 francs. Un quart des paysans indique ne jamais prendre de vacances. Soit, parce qu’ils ne peuvent pas partir à cause du travail, soit, parce qu’ils n’ont pas assez d’argent.

Donc, parler de prix « équitables » pour les paysans, c’est dérisoire. Et à la dérision s’ajoute l’hypocrisie : les prix dumping n’arrivent pas à assurer ces « existences » de romance fermière, dont parlent les affiches de Denner. Ceux qui survivent avec des prix pareils sont les exploitations industrielles avec des robots de traite et des vaches à haute productivité. Les petites fermes, celles qui pourraient garantir un approvisionnement écologique de proximité avec des aliments de qualité, ne servent plus qu’à fournir des modèles esthétiques à des emballages et des spot publicitaires.

Toutefois, Denner n’est pas la seule entreprise à se lancer dans le pseudo-équitable. Aldi vient de lancer « Fair Milk » qui promet aux paysans 70 centimes par kilo de lait. Ce faisant, le magasin discount allemand dépasse Denner avec ses 4 centimes IP-Suisse supplémentaires au prix de 60 centimes de la Migros. Bien que tout le monde, y compris la Coop, nous assure de payer un « prix équitable » – nous devons parler d’un prix de consolation. Aussi honnêtes qu’aient été les intentions derrière ces augmentations de prix, même les 70 centimes ne résultent que dans un salaire horaire de 5 francs, comme nous le démontrent les calculs du syndicat Uniterre. Et à cette dernière de constater : « C’est de la publicité mensongère ! » Il est donc hors de question de parler d’équité, même pour le plus offrant Aldi (!), sans parler de Migros et Coop, qui se placent derrière Denner.


Paysans épuisés et caisses pleines dans les magasins font partie du système

L’hypocrisie et la dérision des campagnes publicitaires sont des symptômes d’un problème plus profond. Pour le comprendre, nous devons jeter un coup d’œil sur l’ensemble du système, soit l’industrie alimentaire, respectivement le commerce de détail. Il apparaît que Denner vient juste de mettre les pieds dans le plat. Au cours des 27 dernières années, ce sont surtout les grands acteurs du marché comme Emmi, Coop et Migros, société mère de Denner, qui ont fait pression sur les prix.

Contrairement aux paysans, les transformateurs et les détaillants sont bien organisés. Parallèlement à la dérégulation du marché alimentaire qu’ils ont soutenu (la libéralisation du marché du fromage avec l’UE en 2007 et la suppression des quotas laitiers en 2009 entre autres), ils ont réussi à faire baisser les prix à la production agricole en Suisse de 30 % depuis 1990. En soit, une bonne nouvelle pour les chasseurs de bonnes affaires. Malheureusement, dans le même laps de temps, les prix à la consommation en Suisse ont augmenté de 12 %!

Légende: Depuis 1990, les prix à la consommation ont augmenté de 12 %, tandis que les prix à la production ont chuté de 30 %. Les barres grises indiquent les marges supplémentaires engrangées par les transformateurs et les détaillants depuis 1990. Graphique : das Lamm. Données : prix à la consommation : OFS 2016, prix à la production : Agristat 2016. Idée pour le graphique : Uniterre.


Comment les détaillants ont-ils réussi à écumer 12 % de plus auprès des consommateurs, malgré leurs prix à l’achat nettement inférieurs ? La formule magique s’appelle « différenciation de prix » (aussi appelée « discrimination par les prix »). Les détaillants continuent à offrir des prix bon marché pour les aliments de base comme la farine, le sucre et le lait des lignes standard. Car, le kilo de farine, le litre de lait, les 100 g de gruyère, ce sont des produits de référence et la clientèle s’en souvient. Pour ces produits-là, la marge de Migros & Co. n’a pas changé, les baisses de prix ont été transmises à la clientèle. La raison pour laquelle les achats d’aliments sont tout de même plus chers, ce sont les « produits spéciaux » qui promettent une certaine plus-value. La société mère de Denner est championne dans la différenciation de prix :

Son lait Heidi, elle le promeut avec des images d’agriculture de montagne, un alpage, où les boilles de lait sont encore roulées en bas de la montagne. Pour la plus-value, c’est-à-dire pour la « collecte » de lait coûteuse et le marketing encore plus coûteux, la Migros se dédommage généreusement : avec 1.70 franc par litre, le lait entier Heidi coûte bel et bien 60 centimes plus cher que sa sœur Valflora (1.10 franc par litre de lait entier). La perfidie du système, c’est que pour l’image de Heidi sur l’emballage, le paysan des montagnes ne reçoit pas un seul centime de plus pour son lait. Au contraire, grâce au marché, ses prix sont durablement à la baisse : de 1.35 franc par kilo en 1990 en passant par 77 centimes en 2004 (introduction de la marque Heidi) à 62 centimes en 2015 (prix moyens,Statistiques laitières de la Suisse 1990, 2004 et 2015, niveau 2015).

Légende : Pour quel lait le paysan reçoit-il un meilleur prix ? La réponse qui semble évidente n’est pas la bonne. Il reçoit la même chose pour les deux.


Pour le nouveau Lait des prés IP-Suisse de Denner, qui ne coûte que 1.30 franc par litre de lait entier, le paysan reçoit un supplément de 4 centimes. Et la nature un supplément écologique. Toutefois, Denner ne nie pas avoir recours à une différenciation de prix miniature et écrit : « Pour des raisons de concurrence, Denner ne fait aucune indication quant à ses marges ».

Un autre exemple peut être illustré avec les spécialités de pain : d’un pain bis qui coûte 2.20 francs le kilo à la Migros, 50 centimes vont à la paysanne qui fait pousser le blé. Les mêmes 50 centimes vont à la paysanne pour un pain gourmet qui coûte 8.75 francs le kilo. Migros cache habilement cette différence de prix en vendant le pain gourmet à 400 g et non pas 500 g. Qui est-ce qui sait faire ce calcul de 400 g à 1000 g en un clin d’oeil? Les quelques graines ne peuvent pas justifier la différence de prix énorme entre le pain gourmet et le pain bis.

Donc, nous payons « plus », parce que les professionnels du développement de produit et de la publicité nous font croire à des produits « meilleurs ». En général, la plus-value n’arrive pas jusqu’à la paysanne qui fait un travail de forçat pour un salaire misérable. En réalité, il ne nous coûterait pas plus cher de payer des prix équitables. Il suffirait de rendre aux paysannes une partie de la plus-value empochée par les détaillants. Ou de payer un tout petit peu plus cher, afin que les paysannes reçoivent aussi quelque chose pour leur lait – pas seulement le service marketing de Migros, Denner & Co. qui se battent pour la clientèle avec des campagnes comme #tropcher.


Nos aliments sont-ils vraiment #tropcher ?

Le problème avec le faux-pas publicitaire de Denner n’est pas la contradiction flagrante entre prix équitables aux paysans et promesse de prix planchers aux consommateurs, le vrai problème, c’est l’impression laissée par cette campagne : nos aliments seraient trop chers.

Malgré l’augmentation de 12 % des prix à la consommation depuis 1990, nous ne payons pas cher pour notre nourriture. Avec en moyenne 7 % de notre revenu attribué à la nourriture, la Suisse occupe l’avant-dernière place dans l’Europe, avant la Norvège. À Genève, il faut travailler en moyenne 7 minutes pour pouvoir s’acheter un pain. À Paris, il faut travailler 15 minutes, à Rome 17 minutes. Et avec une même quantité de travail, on peut acheter deux fois plus de lait à Zurich qu’à Paris.

Si les paysannes recevaient 1 franc par litre de lait, au lieu de 60 centimes, comme le syndicat Uniterre le demande depuis des années, nous pourrions toujours acheter plus de lait que les Parisiens et les Parisiennes. Même si les détaillants gardaient leurs marges généreuses et les magasins discount leurs marges modestes. À la différence près que les paysannes pourront à nouveau se permettre d’acheter leur propre lait, même en le retrouvant dans un emballage Heidi dans une étagère de la Migros. Par exemple durant des vacances au Valais – vacances, qu’elles pourraient enfin se permettre pour se reposer d’une semaine normale de 55 heures.


La réponse de Denner

Denner réfute le reproche de faire pression sur les prix avec sa campagne #tropcher : dans le cadre de la campagne pour leur jubilé, Denner avait laissé la clientèle décider de ce qui était « trop cher ». Ou pas. Denner regrette : « S’il s’avère qu’il y a des consommateurs qui estiment que les aliments (suisse) sont trop chers, cela ne fait que confirmer un fait que vous avez mentionné vous-même : la valeur attribuée aux aliments par notre société est à la baisse. Toutefois, il ne s’agit sûrement pas d’une réaction intentionnée par la campagne que Denner a lancée pour son jubilé. » C’est une bien maigre consolation pour les paysannes et les paysans.

Bien évidemment, la campagne de Denner n’est pas à elle seule responsable du désastre laitier. L’entrée sur le marché suisse de magasins discount comme Aldi et Lidl, le tourisme alimentaire dans nos pays voisins et les dérégulations mentionnées contribuent également à la dépréciation des aliments. Mais, avec une campagne du genre « radin, c’est malin », Denner cultive une mentalité qui juge que la nourriture est « trop chère », même si la comparaison avec d’autres pays prouve que notre nourriture est « bon marché ». Trop bon marché. Puisque les paysannes et les paysans, qui travaillent d’arrache-pied, ne reçoivent presque rien.

Denner souligne aussi que sa campagne #tropcher ne porte aucun préjudice au monde paysan, au contraire. Et voici comment cela fonctionne : grâce à leur structure entrepreneuriale très légère et ses petites marges, Denner réussit à empêcher en partie le tourisme alimentaire et cet argent reste en Suisse. « C’est de l’argent qui échappe autant aux producteurs qu’au commerce de détail, nous sommes tous dans le même bateau. »

Il est possible que Denner réussisse à donner l’envie aux Suissesses et aux Suisses, qui font leurs achats de l’autre côté des frontières, pour qu’ils reviennent dans les magasins suisses et achètent des yoghourts suisses, peut-être même avec du Lait des prés IP-Suisse plus écologique. Denner arrive peut-être même à attirer la clientèle qui ne cherche pas à faire des affaires par avarice, mais par nécessité. Un but honorable, en soi. Mais est-ce qu’il arrive à convaincre la paysanne, le paysan, qu’ils sont assis dans le même bateau que les autres, grâce à ces 4 centimes supplémentaires, si leur salaire ne dépasse même pas la marque des 5 francs par heure ? Il me semble qu’il faudra une preuve bien plus payante pour y arriver. Et non seulement de la part de Denner, mais de tous les détaillants et tous les magasins discount.

Traduit de l'allemand - source originale