Le terme d'agriculture urbaine est à la mode. Des surfaces de plus en plus importantes sont réservées aux jardins potagers, vergers etc. Ces initiatives sont salutaires et leur ampleur mérite parfois la dénomination agricole. Ce qui est gênant, c'est de parler d'une agriculture urbaine à part. D'une agriculture qui ne fait pas vraiment partie de l'agriculture et qui se pose des questions uniquement liées à son environnement urbain. L'activité agricole devient alors une animation autour du jardinage, des mini-élevages éducatifs, une vitrine pour la vente de produits agricoles régionaux ou un espace de délassement.
Mais l’agriculture urbaine n’est pas une mode et ne se limite pas à la plantation de plantes potagères au milieu des plates-bandes ou à des zones de délassement pour des citadins stressés. Certainement elle ne peut pas représenter une réponse au défi alimentaire global. La FAO estime cependant qu’au niveau mondial près de deux tiers des ménages urbains et périurbains sont engagés dans des activités agricoles, et que pour quelques 800 millions de citadins cette forme d’agriculture procure un revenu et de la nourriture. 90 % des ménages engagés dans l’agriculture urbaine ont recours à la transformation et au stockage à faible coefficient d’intrants. L’élevage périurbain assure, dans le monde entier, 34 % de la production de viande et près de 70 % de la production d’oeufs. Les activités de transformation dans les zones périurbaines sont également en expansion. Les systèmes de production agricole urbains sont d’ailleurs soumis aux exigences sanitaires et de bonnes pratiques agronomiques (gestion des intrants, eau, pesticides, fertilisants,etc), aux normes de détention des animaux, pour éviter des dangers pour la santé et l’environnement.
La distinction entre une agriculture industrielle et une agriculture paysanne s’applique aussi à l’agriculture urbaine. D’un côté, une agriculture dépendante d’intrants énergivores (engrais, produits phytosanitaires, semences, outils de production) et des grands distributeurs qui achètent les produits aux prix du marché mondial ; et de l’autre, une agriculture indépendante, locale et circulaire, qui produit ses propres semences et ses fertilisants et qui travaille pour des clients proches avec lesquels les prix sont directement négociables. A ce titre, les fermes verticales et les systèmes aquaponiques sont des modèles industriels.
Mobilisation, création de liens
Les activités agricoles en milieu urbain prennent du sens si elles deviennent des maillons dans des chaînes alimentaires courtes et créent ainsi des liens avec les paysans plus éloignés. Dans ce cas l’agriculture urbaine fait partie de l’agriculture. L’avantage de considérer l’agriculture urbaine comme une partie intégrante de l’agriculture nous permet d’élargir sa mission. Au lieu de limiter sa fonction à l’occupation d’espaces marginaux, à l’animation des activités agricoles en ville, à l’apport d’un peu d’air au milieu des immeubles, elle peut promouvoir des liens avec l’agriculture qui produit réellement la nourriture de tous les citoyens.
Urbanisme et rôle des villes
Le monde des bâtisseurs de nos villes doit participer au débat plus fondamental sur les questions : où, comment, par qui et dans quelles conditions sont produits les aliments des citoyens ? Quelle place pour les paysans et les citadins dans les choix d’un système alimentaire ? Où sont les terrains qui nourrissent les habitants de nos futurs quartiers. A Genève, en Suisse, en Italie, au Brésil ou en Inde ? Où sont conditionnés et transformés ces aliments ? Dans une démocratie peut-on abandonner ces décisions à l’industrie et la grande distribution ? Dans un pays aussi densément peuplé que la Suisse la plus grande partie de l’agriculture peut être considérée comme urbaine ou périurbaine.
Au niveau mondial le système alimentaire et l’agriculture sont responsables de l’émission de plus de 50 % des gaz à effets de serre. L’impact climatique est plus important que l’isolation des bâtiments ou l’ensemble du secteur des transports. Ces émissions sont essentiellement dues aux méthodes industrielles de production, de transformation et de distribution, ainsi qu’aux chaines d’approvisionnement toujours plus longues.
Dans un monde où une majorité des habitants sont des citadins, les collectivités urbaines, en tant que lieux de pouvoir, en tant qu’échelon avec une participation démocratique, jouent un rôle important pour la transition vers des systèmes alimentaires plus locaux et durables. La question de l’alimentation devient alors une préoccupation à part entière au niveau de l’urbanisme. Au même titre que la politique agricole qui est d’abord une politique alimentaire qui concerne l’ensemble de la société. Son rôle est la production de notre nourriture dans le respect des écosystèmes (fertilité pédologique, végétale et animale).
Les collectivités peuvent en effet encourager la création de liens territoriaux, favoriser des échanges, stimuler l’expression de la demande afin que les producteurs d’un territoire puissent organiser l’offre. En termes de stabilité et de sécurité, mais aussi socialement il est préférable de privilégier une multitude de fermes, d’artisans transformateurs répartis sur l’ensemble du territoire, y compris en ville.
Pôles alimentaires dans les quartiers
La planification urbaine a les moyens pour faciliter les circuits courts en multipliant les lieux de stockage des aliments dans les immeubles, dans les quartiers. Chaque fois qu’un nouveau quartier ou une nouvelle école est planifiée, il faut prévoir la construction d’une laiterie, d’une boulangerie et d’une boucherie-charcuterie. Chaque quartier a besoin de lieux de distribution, de vente à prix abordables, et en lien avec des groupes de producteurs de la région. La création d’installations de transformation artisanales de concert avec les producteurs permet à ces derniers de fournir des produits (pâtes, flocons de céréales, jus, conserves, etc.) pour un quartier à des prix raisonnables,sans dépendre de la grande distribution et des aléas du marché mondial. La vie urbaine est recréée dans chaque quartier autour de pôles alimentaires, de places de marché, de centres villageois au lieu de chasser la convivialité vers des mégas-centres d’achat aux abords des villes. La publication « voisinage et communs » (Auteur P.M., groupe Neustart Schweiz) préconise ce model urbain de voisinages constitué de 500 à 800 habitants qui organisent leur alimentation en lien direct avec une ferme de 80 hectares, tout en exploitant également les terrains à l’intérieur du quartier.
La distribution est une interface, un intermédiaire de service entre les producteurs et les consommateurs. Aujourd’hui la grande distribution domine et organise le système alimentaire selon ses propres intérêts.
Un distributeur participatif, sous la forme d’une grande surface, organisé comme coopérative peut être géré par les habitants et des paysans participatifs qui cultivent pour ce magasin. Les acteurs des différentes filières sont réunis indépendamment de la grande distribution et discutent leur fonctionnement avec les habitants du quartier qui mangent ces aliments. En travaillant directement avec des producteurs de lait, des producteurs de viande, des producteurs de céréales et d’huiles, des producteurs de fruits et de légumes, le boulanger, le boucher, le laitier, et les supermarchés autogérés nous pouvons commencer à choisir un système d’alimentation que nous voulons pour les quartiers, indépendant d’une économie imposée par l’industrie. Ces démarches sont possibles grâce à une volonté politique communale d’impliquer les futurs habitants dans la gestion de leur quartier, à condition que les municipalités possèdent une certaine maîtrise du foncier afin de pouvoir mettre des surfaces significatives des quartiers à la disposition de coopératives participatives.
Une difficulté de la mise en place d’un tel modèle, est de trouver des fermes d’une taille et d’une organisation adaptées à la production des besoins d’un quartier. La plupart des fermes sont aujourd’hui trop grandes et trop spécialisées pour envisager un fonctionnement de ce type. L’agriculture est à la merci des grands acteurs du marché (distributeurs et industriels) et sans le soutien et sans une collaboration très étroite avec les citoyens elle ne peut plus se libérer de cette emprise technique et financière.
Par contre, si les citadins-mangeurs et les producteurs recréent des liens et s’organisent directement ensemble, un retour très rapide vers une souveraineté alimentaire est possible, comme le montrent les différents projets d’agriculture contractuelle de proximité.
A Genève par exemple on pourrait sur seulement 3,5 % des terrains agricoles genevois, installer théoriquement 200 projets de ce type pour environ 100 ménages à chaque fois. Cela donnerait à 10 % de la population genevoise la possibilité de recréer un lien avec l’agriculture, des liens directs entre la fourche et la fourchette. Une véritable tornade culturelle.
Pour l’agriculture urbaine et périurbaine l’accès à la terre reste un problème fondamental. Une adaptation et une réforme de la loi sur le droit foncier rural et de la loi sur l’agriculture seront nécessaires pour débloquer cette situation. En effet, il est devenu très difficile pour les jeunes apprentis ou étudiants de trouver des terres à cultiver. Mais avec une volonté ferme de la part des responsables politiques, soutenue par les urbanistes, il serait certainement possible de convaincre certains propriétaires ou fermiers de mettre une partie de leurs terres agricoles à disposition de projets qui produisent une nourriture adaptée aux choix des citoyens d’un quartier.
L’agriculture urbaine peut devenir un maillon très intéressant dans la chaine alimentaire. Mais pour prendre cette responsabilité il faut qu’elle s’intéresse à l’agriculture dans sa globalité. Pour mériter la dénomination « agricole » à chaque fois, l’agriculture urbaine ne peut se limiter à promouvoir des jardins ou des vergers entre les immeubles ou créer des vitrines de vente de produits locaux. Elle doit participer au choix des systèmes alimentaires, identifier toutes les interactions réciproques entre l’agriculture, le système alimentaire et l’urbanisme.
Rudi Berli
article paru dans le Journal d’Uniterre de janvier 2017